Mohamed IQBAL(1) a composé une longue suite de poèmes passionnés, dominés par une préoccupation : apercevoir et proclamer la lumière. Son œuvre s’offre comme une mine inépuisable au chercheur qui s’attarde à découvrir le culte qu’il a voué à celle-ci. La seule présence de la lumière suffit pour montrer l’importance du thème et la variété de formes qu’il prend. Message de l’Orient (2) qui doit beaucoup au Westôstlicher Diwan (3) de GOETHE est particulièrement précieux sur ce point. Œuvre solitaire et dure, née de l’ardente conscience, elle exalte la vie et nous éclaire singulièrement sur la démarche et la pensée d’IQBAL ; ce chantre de la vie et du vivant qui se peint lui-même dans L’Aile de Gabriel (4) comme « un homme (qui) s’égara sur le chemin de l’amour »(5). La nature et l’ivresse d’écrire sur la vie, le temps, la foi, l’amour, la beauté et l’art lui procurent le moyen d’élargir ses vues et de sublimer ses sensations et ses sentiments en un culte éperdu de la lumière que son imagination créatrice élève au rang d’un thème nodal qu’indéfiniment elle va moduler. Ce thème essentiel, nous le retrouvons aussi dans son autre œuvre poétique, Message de l’Orient. Le moins qu’on puisse dire, c’est que les deux recueils conservent aujourd’hui encore leur puissance de choc.
IQBAL traite de la lumière avec une prodigieuse constance. Quels que soient les aspects que celle-ci revêt, ils n’altèrent ni ne dégradent jamais l’attachement à un culte de la personne dont le but n’est pas le narcissisme stérile, mais le don de soi. A l’affût d’une vérité intérieure qui se refuse bien des facilités, il nous prouve que l’affirmation de soi est l’expérience la plus complète, la plus complexe qu’on puisse rêver. Il en fait l’inventaire des richesses les confrontant à un idéal qui a en dédain les choses périssables. Si l’on admet qu’un poète puisse adhérer à une philosophie d’idéalisme absolu, on aperçoit, dans l’oeuvre poétique, une prodigieuse tentative esthétique. IQBAL recrée un être de vérité et de beauté dans un monde qu’il déclare illusoire. Et presque en même temps, l’inquiétude et l’espoir apparaissent dans la prédilection du poète pour la quête de la connaissance qui s’appuie ici sur des images de lumière singulières et variées. Quelques classes grammaticales suffisent pour montrer l’importance de ce thème et la vérité de formes qu’il prend. Le lecteur est d’abord frappé par le nombre de substantifs qui indiquent l’effet de la lumière : clarté, éclat, lueur, limpidité, étincelle, rayon, rayonnement, clair de lune, transparence, éclair, foudre, flamme, feu..., des verbes qui dénotent l’action de la lumière : briller, luire, illuminer, embraser, éclater, éblouir, allumer, incendier, brûler, consumer, jaillir..., des adjectifs qui décrivent le résultat ou la qualité de la lumière : brillant, éclairant, ardent, transparent, clair, lumineux, embrasé, enflammé, illuminé, rayonnant.... Et, en plus des grandes sources de lumière comme le soleil, l’étoile, la lune, les astres qui figurent dans l’œuvre poétique, il y est toute une famille d’objets - relevant du même champ sémantique - qui donnent de la lumière à l’instar de la lampe et la bougie qui sont ici associés à un triomphe accessible. IQBAL a peine à dissocier l’idée de l’émotion de celle de la chaleur. Il semble même affectionner ces sources de lumière leur accordant un culte né de la modestie des choses parce que ce sont des objets qui appartiennent à l’œuvre de l’homme. Seule la lumière intérieure chez lui équivaut bien souvent à l’inaccessible. Elle se révèle pourtant comme une force ascensionnelle, un accomplissement qui vient couronner un « moi connaissant » lié à une notion d’excellence : pureté, plénitude :
« Si tu connais toute la puissance,
crée de la rosée un océan
combien de temps iras-tu mendier sa clarté à la lune, ô mon cœur ?
Illumine les ténèbres par ta propre lumière ! »
(Message de L’Orient, p.71).
Pour IQBAL, la lumière n’est qu’un signe et un moyen. Ce qui importe, c’est la faculté de la percevoir dans tout ce qui nous entoure ; dans les traces du passage de l’homme comme dans l’univers mythologique ou métaphysique. S’avisant d’être au centre de la création entière, IQBAL est nécessairement animé des passions diverses de l’humanité, et il vibre beaucoup plus à celles qui ennoblissent et redressent :« Illumine les ténèbres par ta propre lumière » dit le poète. Jamais plus qu’en ce vers n’apparaît avec tant de force ce désir de l’Ego, vers qui est une altière illumination, un ardent acte de foi qui a valeur d’apostille. Malgré le chaos, les désastres, l’aveuglement, IQBAL souhaite que chaque être puisse porter en soi le désir, la certitude d’une salvation qui sera aussi son œuvre. S’abreuver à une telle source, c’est aller vers la joie et la foi invincibles :
« Les ténèbres de l’éther ne peuvent m’effrayer,
Ma nature est pure et brillante.
Ô toi, voyageur de la nuit, sois ta propre lumière,
Que ton feu intérieur illumine ta nuit. »
(L’Aile de Gabriel, p.119).
Ce message montre assez la pureté et le contrôle. Le feu intérieur a pour effet de rendre clairvoyantes les ténèbres malgré les graves tentations, les conflits, les luttes, la force des attitudes héritées et les besoins permanents. La flamme ardente et pure du feu est ressentie comme une parcelle de lumière divine. IQBAL se plaît d’ailleurs à étudier l’épanouissement de l’âme et la pureté ralliée à Dieu. Il y a chez lui comme une valorisation du principe du sens collectif. Et cela ne va pas sans effort de coercition rigoureuse :« La compagnie des hommes purs est lumière », dira-t-il dans L’Aile de Gabriel (p.83). Aussi apparaît-il dans l’univers iqbalien que toute pureté est liée au comportement social. Elle créé ou implique un esprit de solidarité de la communauté qui a besoin d’être soudée intimement, fortement. Cette pureté, il ne la conçoit comme réalité dans sa plénitude que dans ce besoin d’adhésion qui appelle de ses voeux l’harmonie et l’équilibre moral.
Tout comme l’autorité, la bienveillance, l’omnipotence, la pureté n’est qu’une étape de perfection qui prend ici valeur absolue. L’analyse d’IQBAL met sans cesse en évidence ces quatre éléments dans leur relation avec une force intérieure comme autant de signes chargés de modeler l’homme total. A la lecture de ses quelques textes importants, le lecteur sentira très vivement combien se vérifient les idées exprimées de l’auteur. Le plan suivi par ce dernier est extrêmement clair. Il étudie d’abord l’homme qui est lui - même ; l’homme ensuite tel qu’il le voit et tel qu’il l’exprime dans une variété infinie de types et de situations. C’est dans ce contexte qu’il faut projeter quelques éclairages sur le thème de la lumière et le lien qu’il entretient avec la pureté, désirée et souhaitée.
Selon IQBAL, le monde se présente comme une invite perpétuelle à rejoindre la pureté originelle. Ce ralliement le hante et il l’évalue avec une clarté pénétrante. La nécessité de convaincre l’entraîne merveilleusement à prendre appui sur la perle :
« Bien qu’elle réside au sein des vagues marines,
La perle ne se baigne que dans la claire pureté originelle » (L’Aile de Gagriel, p.37).
Ainsi présentée, la perle a beaucoup plus de consistance grâce aux vertus magiques de la pureté originelle, et IQBAL semble exprimer la conviction que c’est là une exigence perpétuelle qui répond par l’affirmative à un instinct qui satisfait la recherche de cette pureté plus étendue et d’une grande aspiration vers le limpide, vers la paix, voire la beauté intérieure contemplée du dehors. L’originalité est d’avoir tenté, avec cette exigence presque constante de marquer les aspects différents que revêt cette pureté. Avec un sentiment vif, le poète distingue la pureté du cœur de celle du corps ; halte suprême chez lui qui, avec une patiente lucidité, ose préférer le cœur et mépriser le corps :
« Monde du cœur ? Le monde du du cœur, c’est l’ardeur, l’ivresse,
la concentration, l’amour...
Monde du corps ? Le monde du corps, c’est l’usure, le trafic,
tricherie, la feinte... »
(L’Aile de Gabriel, p.49).
Cette attitude de tranquille certitude n’est ni de la spéculation ni de la vanité. Au contraire, la sensibilité du poète est extrême. Elle confine à l’élévation d’esprit et permet d’en pressentir la noblesse, car pour lui, l’essence de la vie réside dans le cœur, tandis que le corps le laisse indifférent. Plus que cela, il s’en méfie même :
« La richesse du cœur, une fois trouvée, ne se perd plus.
La richesse du corps est une ombre »
(L’Aile de Gabriel, p.409).
Ultime réduit de la liberté, le cœur sait aussi taire ce qui n’est pas lui. Vivant, il s’épanouit. Présent, il inspire le cri sublime du poète quand il dit : « Créé un cœur en éveil ! ». Dans l’œuvre d’IQBAL, on le voit pourrir facilement dans la chair en devenant ou sentimental ou coléreux. Et si le corps est réduit à ses instincts, il se consume aussi aisément souffrant d’un manque d’intégrité et de lumière radieuse. Ce besoin de lumière, cette valeur de la pureté proclamés mettent sur le chemin de l’épuration intérieure. Quand on accède à ce degré angélique, la vérité devient indubitablement transparente, providentiellement éclairante.
Une autre conception de la lumière est donnée à travers le dialogue entre l’aigle et le cygne du poème « La vérité » (6) . Ainsi, parallèlement à ce dialogue, s’inscrivent aussi, dans les pensées d’IQBAL des soliloques où le poète enregistre à plaisir, à propos de la vérité, tantôt les mirages et tantôt la réalité en accord avec ce qu’il nomme en lui la lumière intérieure. Nous nous bornerons à présenter un trait essentiel, en laissant dans l’ombre bien des aspects particuliers, complexes, voire difficiles à harmoniser. Chercher à atteindre la lumière intérieure, c’est faire accueil à ce souffle mérité qui emplit le cœur du postulant d’une évidence céleste :
« Aux dernières heures de la nuit, la lune, pâle visge,
Est toute esseulée !
-Ta lampe, c’est ton propre cœur ;
Ton encre, c’est toit encore !
C’est toi seul qui est vérité en ce monde ! (7)
Le reste n’est que mirage. »
(L’Aile de Gabriel, p.63)
Cette vérité recèle la plus constante des certitudes iqbaliennes : l’Ego, ce Je qui s’affirme par la force de l’effort pour accéder à une strate supérieure afin de réaliser son idéal. Pour IQBAL, dit Eva Meyerovitch qui a étudié avec beaucoup de pénétration et de sympathie l’œuvre d’IQBAL, « il n’y a dans la vie ni répétition, ni régression. L’homme est un égo libre, comme Dieu, créateur » (8). Pour saisir la signification de ce rapport, il est nécessaire d’isoler certains aspects de l’opération qui s’accomplit à l’intérieur du poème « Dialogue entre Dieu et l’homme » :
« Dieu
J’ai fait ce monde d’eau et d’argile :
Tu as fait l’Iran, la Tartarie, Zanzibar.
De la lettre, j’ai fait l’acier pur :
Tu as fait l’épée, la flèche, et le fusil.
Tu as fait la hache pour l’arbre de la prairie,
Tu as fait la cage pour l’oiseau chanteur !
L’homme
Tu as fait la nuit, je fis la lampe,
Tu as fait l’argile, et j’ai fait la coupe.
Tu as créé des déserts, les vallées, les montagnes,
J’ai fait les parterres, les jardins, les roseraies.
C’est moi qui ai tiré le verre de la pierre,
Et l’antidote du poison. »
(Message de l’Orient, p.111)
Ce véritable art de participation au travail du créateur tel que le veut IQBAL par le dur apprentissage, l’effort intense, l’amour, le courage, ne saurait être qu’une étape pour arriver à l’état d’homme parfait. La conviction l’engage d’ailleurs à chercher, par delà cette vérité ultime, une justification profonde. Quand cet homme moralement et intellectuellement se purifie, il développe en lui ce qui est identique au divin :
« Je suis une planète satellite, et Toi mon soleil,
La lumière qui me baigne vient de Ton regard :
Loin de Tes bras, je ne suis qu’imparfait,
Tu est le Livre Saint, et moi un seul de ses chapitres. »
(Message de l’Orient, p.57)
Cette déclaration parfaitement claire, prouve si besoin est, qu’IQBAL adhère sans réserves et son acte affirmatif contient beaucoup d’implications et de liens. Rien ne manque, tout le bonheur de l’adhésion se révèle là où s’y manifeste une lumière véritable telle un attribut divin. Celui qui la reçoit, reçoit les faveurs et perçoit la vérité. Illuminatrice, elle ne peut subir aucune altération car elle sent la souveraine beauté. Si l’abandon de Dieu signifie pour IQBAL l’imperfection ; sortir de cette lumière, c’est mourir, revenir à elle, c’est vivre. Ce besoin d’adhésion qui motive les moindres mouvements de l’homme parfait, dote l’âme d’une irremplaçable vitalité spirituelle. Nécessaire présence de la lumière qui permet d’accéder à l’éternel. Ne bannit -t- elle pas le sentiment d’isolation que l’âme appréhende ? N’est - il pas important de souligner enfin que l’homme parfait en supporte l’éclat sans défaillir ? Et voici comment IQBAL guette son apparition dans Message de l’Orient :
« Apparais, ô toi cavalier du Destin ,
Apparais, ô lumière de l’obscur royaume du changement.
L’humanité est le champ de blé, tu en es la moisson,
Tu est le but de ma caravane de la vie. »
Cette attente le conduit précisément à placer au cœur de sa méditation cette anticipation fervente, à l’interroger, à lui trouver valeur de signe et de symbole. Si IQBAL donne l’impression de réinventer sans cesse l’homme parfait, c’est probablement parce que tout gravite autour de ce geste d’adhésion, véritable étreinte spirituelle dont il se plaît à souhait à en dégager la quintessence. Avec une prédilection qui le rapproche de Jamal Eddine ROUMI, il tente de découvrir la structure lumineuse de son univers, confère à la lumière une plénitude et une noblesse divines. Voilà pourquoi il l’attribut, non seulement à l’âme, au cœur, à l’Ego qui, « dans les ténèbres, dans la lumière, il resplendit », mais à toutes les réalités qui sont marquées du sceau de la grandeur. La lumière chez IQBAL est aussi sentie comme une récompense pour les martyrs de Dieu :
« Mon chant d’Amour, qu’en savent-ils ?
Ce monde-ci, Tu l’as créé de ma poussière et de mon sang.
Quelle récompense pour le martyr ?
une lumière incandescente à jamais ! »
(L’Aile de Gabriel, p.39)
Ce don exceptionnel s’objectivise dans le martyr et s’épiphanise dans son âme aimantée par l’unité divine. Cette lumière est offerte à l’homme intérieur comme un échelon pour s’élever vers Dieu. L’effort d’IQBAL est d’autant plus vif qu’il pose, entre les ténèbres et la lumière, la sagesse du croyant en médiatrice :
« Si la vision te fait défaut, le monde t’aveuglera ;
Dans le cas contraire, le croyant est feu et le monde brindilles !
De l’avis de tous, la lanterne du chemin, c’est la raison. »
(L’Aile de Gabriel, p.71)
En un sens, cette raison qui illumine le chemin, invite à la confiance, garantit un itinéraire profond et splendide. Heureux d’être au monde, le croyant n’a recours à aucune puissance transcendante : la vision et la raison lui suffisent. IQBAL aime montrer comment ce croyant est mené par la force du feu dans un monde qui n’est que brindilles. Et du reste analyse parfaitement, dans d’autres quatrains, la vertu de la raison. Mais les ruses du cœur sont d’autant plus déconcertantes que, loin de nous détourner de l’être ou de l’objet de fixation, elles nous y acheminent parfois, et préparent une réaction réelle en diable. La confrontation qui résulte entre l’image intérieure et l’irréductible vérité de cet être ou de cet objet, joue un rôle déterminant pour favoriser ou détruire l’adhésion. Mais l’âme cède aux sortilèges de l’amour :
« Renonce à l’asile ; engage-toi sur le chemin,
Garde ta vision pure comme le soleil et la lune.
Laisse aux autres le luxe de la raison et de la religion
Mais garde précieusement le chagrin d’amour que ton cœur a reçu »
« Message de l’Orient, p.63)
Volà qu’à point nommé le cœur vient jeter sur ces assurances le surcroît de son autorité :
« J’ai joué avec tant d’ivresse dans l’assemblée des amis
Que j’ai jeté dans leur argile l’étincelle de la vie.
J’ai illuminé le cœur à l’épreuve de la raison,
Et j’ai mis la raison à l’épreuve par le moyen du cœur. »
« Message de l’Orient, p.75)
Il y a ainsi, dans Message de l’Orient, comme souvent chez IQBAL, une sorte de passage soumis au feu des épreuves. Il semble même, que le poète n’appelle à la raison et au cœur (9) que pour faire le vide. Opération saine, à condition toutefois qu’il n’en résulte pas un amalgame dans lequel l’objet s’effondre autant que son objet. Sublimité de l’amour chez lui quand il dit dans « Ardeur et enthousiasme » (10) :
« L’Amour est le premier Maître de la raison, du cœur, du regard ;
Si l’amour n’est pas là, religion et loi sont un panthéon de phantasmes ! »
(L’Aile de Gabriel, p.36)
Rien de plus frappant que la place réservée à l’amour. Celui-ci jette une clarté si vive sur la valeur de l’adhésion, montre bien par ailleurs que dans la pensée d’IQBAL on ne saurait adhérer sans ses faveurs. Son absence peut infliger des sanctions, livrer au drame des frustrations et de l’incohérence. L’amour offre un acheminement vers la compréhension qui seule apporte à l’esprit l’apaisement. Mais ce n’est qu’une fois relié à la beauté que l’amour remplit d’ardeur. Pourtant, n’est-ce point surtout pour avoir approfondi la signification de ce qu’est véritablement pour l’homme la patrie bienheureuse :
« Si la chanson que tu entends n’illumine pas ton visage
C’est que le chanteur a le coeur froid. »
(Le Bâton de Moïse, 1937)
Il y a comme une joie de vivre qui doit transparaître sur les visages. Cette joie pourrait à elle seule témoigner d’une relation épiphanique avec le ciel. Notons ici une remarque d’Henri Corbin à propos de Ruzbehan de Shîrâz : « Pour un ‘fidèle d’amour’, tout visage de beauté est un témoin théophanique, parce qu’il est le miroir dans lequel l’Etre divin testerait Deus Absonditus. » (11)
On sait que dans la mystique musulmane, le miroir représente l’Esprit divin. L’homme parfait selon IQBAL est celui qui sait retrouver derrière le miroir des apparences, l’effigie divine. Ainsi, pour avoir saisi cela comme une indéniable évidence, il passe encore de l’attitude du chercheur à un autre pallier d’accès en voulant servir l’homme qui a une haute opinion de soi :
« Apporte de ma part, ce message aux purs soufis,
Ces chercheurs de Dieu, ces connaisseurs, de toutes subtilités ;
Moi, je servirai l’homme qui adore le Soi
Et qui à la lumière du Soi découvre Dieu. »
(Message de l’Orient, p.72)
Adorer le Soi, c’est adorer la durée pure qui irradie du centre vers l’extérieur. La lumière du Soi reconnaît tout cela et s’y attache avec une joie insatiable. On se découvre capable d’exprimer cette cohésion absolue. Pour IQBAL, en tout cas, la lumière est l’affaire des courageux :
« Dans le monde, en effet, l’œil de l’homme libre est le seul qui voit,
Il est l’homme d’aujourd’hui, celui qui, par son courage,
Tire de l’océan du Temps la perle du lendemain. »
(L’Aile de Gabriel, p.45)
Et sans doute, ce lendemain doit beaucoup à l’effort intense de cet homme intérieur que n’emporte pas le temps. L’effort que réinvente sa raison d’être, l’amène à une conception singulièrement pure et féconde. Et ce sens du lendemain est si magnifiquement exprimé. Voici donc comment IQBAL voit l’homme libre, promu pour un étonnant épanouissement qui repose sur cette illumination qui est l’œuvre des courageux (12) :
« Le disciple indien
Il ne reste plus en Inde ni chaleur ni lumière !
Les gens du cœur, ici sont malheureux !
Maître Roûmi
La lumière et la chaleur, c’est l’oeuvre des courageux ;
La duperie et l’impudence, l’œuvre du vulgaire ».
(L’Aile de Gabriel, p.116)
IQBAL va plus loin, la seule voie de connaissance est l’évidence intérieure. Mais pour s’accomplir, toute vie doit obéir à cette vérité qui parle au-dedans d’elle-même. Nul n’a montré mieux que lui cette nécessité intérieure qui se subordonne à la lumière, une lumière de toute pureté. Les nécessités de la polémique l’entraînent d’ailleurs à replacer le problème dans les relations Orient - Occident où il développe une véritable revalorisation des valeurs orientales :
« Ne juge pas l’Europe d’après son brillant !
Ce sont les lampes électriques qui font scintiller son diamant ! »
(L’Aile de Gabriel, p.66)
Et ce n’est pas là vaine observation. IQBAL démontre par ailleurs, non sans ironie, inhérent à chacun des deux pôles, un éclat passager et factice, nourri d’une totale illusion :
« Les dieux de l’Orient, ce sont les blancs d’Europe.
Les dieux de l’Occident, ce sont les métaux étincelants ! »
(L’Aile de Gabriel, p.93)
Cette remarque n’en garde pas moins son intérêt. Elle montre comment un homme cultivé, éclaire son rapport à l’autre et l’expose. Se pénétrer de ce constat, c’est déjà mieux connaître IQBAL dont la fructueuse confrontation avec l’Occident est plus riche et plus nuancée que d’autres. Nul mot ne le qualifie mieux que celui de témoin ; témoin qui retrouve et ressuscite la qualité de l’homme. Nul autre que lui n’a porté sur son temps un témoignage aussi complet, aussi riche, aussi émouvant. Sa poésie n’est pas de celles dont une seule lecture épuise toute la substance. Sa sève paraît intarissable et ce n’est pas là son moindre mérite.
Concluons :
Le mérite de l’éventail d’indices que nous venons de présenter est de mettre en lumière un univers de richesse spirituelle qui n’appartient qu’à IQBAL. Pédagogue habile, soucieux de former, d’instruire et d’éduquer, il rêvait d’unir la sagesse à l’audace, la puissance à la raison, l’enthousiasme à la lucidité. Et s’il a pu obtenir cet équilibre lumineux, c’est grâce à la fusion de deux efforts : la pureté et l’harmonie. Autant qu’un philosophe, il aura imprimé à la lumière un autre prisme. Il convient d’ailleurs de louer d’heureuses insertions dans une œuvre dont l’harmonieuse unité n’est plus à démontrer. Il semble bien que jamais chez lui ce thème n’ait été aussi net, aussi riche, aussi obsédant pour décrire un autre monde qui nous est promis. Un tel succès, IQBAL le doit à la force persuasive de l’expression de sa pensée et de ses sentiments ; une force qui somme toute, agit sur le lecteur et le pénètre comme une incantation magique pour le transporter dans un univers où tout est lumière et pureté.
Notes :
1/Poète et penseur (1873-1939). Études à Lahor, Cambridge et Munich. Et pour quelques temps, professeur d’arabe à l’Université de Londres.
2/Trad. de Eva MEYEROVITCH et Mohammed ACHANA, Paris, Société d’Edition « Les Belles Lettres », 1956.
3/Cf. La préface d’IQBAL dans Message de l’Orient, p.19.
4/L’Aile de Gabriel (Bâl-E-Djibril), texte ourdou traduit par Mirza Saïd-Uz-Zafer CHAGTAI et Suzanne BUSSAC, Paris, Albin Michel/Unesco, Coll. »Spirutualités vivantes », 1977.
5/Ibidem, p.61.
6/ « L’aigle au regard perçant dit un jour au cygne :
-Ce que distingue mon regard, ce n’est qu’un mirage,
L’oiseau véridique lui répondit : « Toi, tu vois le mirage,
Mais moi, je sais que c’est de l’eau. »
La voix du poisson s’éleva alors des profondeurs de la mer :
« Il y a une réalité, et cette réalité est ferveur. »
(Message de l’Orient, p.107).
7/Ce vers semble défendre, la fameuse profération d’El HALLAJ : « Je suis la vérité. »
8/Cf. L’Introduction de Message de l’Orient, p.9.
9/Tous deux « étincelles de la flamme d’Amour », ( L’Aile de Gabriel, p.6O.)
10/Ibid., p.95. Poème écrit en 1931 lors du Congrès Mondial Islamique en Palestine.
11/ L’Homme de lumière dans le soufisme iranien, Ed. Présence, 1971, p.97.
12/Dans « Le Maître et le disciple » IQBAL pose à son maître Jalal Eddine ROUMI des questions dont il tire les réponses du Masnavî de ROUMI même. (Cf. L’Aile de Gabriel, p.110).