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Le désert et sa dimension dans la poésie antéislamique


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Le désert n’est au milieu de rien. Il n’est peut-être qu’au milieu du désir ; au milieu de la soif, au milieu de la peur.
Georges Duhamel

L’importance du désert dans l’imaginaire arabo-musulman a été maintes fois soulignée. (1) Il ne s’agit pas ici d’aller contre cette évidence, mais d’essayer de partir de quelques balises pour mieux délimiter notre sujet. Commençons par le mot ‘arabe’ lui-même dont la racine [‘rb ] -araméenne- conduit à une lumineuse définition : habitant du désert, nomade, bédouin. Par-dessus l’origine et la filiation, le mot apporte un éclaircissement centré plus précisément autour de la question onomastique. Les habitants des villes antiques appelaient ‘arabes’, les nomades qui arrivaient du désert à la ville. Au-delà, des liens s’y étaient insérés, rapprochant, confondant bédouins et citadins dans une coexistence qui ne se limitait pas à de strictes frontières. Il ne serait pas surprenant de dire que les racines de l’âme arabe sont bédouines. Mais là, nous n’apportons aucune révélation majeure. Tout au plus, fixons-nous quelques détails qu’aborde Gustave Edmund Von Grunebaum dans L’identité culturelle de l’Islam. Il rappelle que « les habitants des villes demeurèrent soumis aux modèles de la culture nomade, pour ce qui touche à l’idéal humain. » (2) L’auteur relate avec une érudition minutieuse les débuts d’une prise de conscience culturelle en faisant ressortir les traits les plus marquants d’une civilisation qui a ses racines dans la vie bédouine et qui tire du désert toutes ses certitudes et ses évidences. Par plusieurs de ses aspects, cet essai constitue une contribution importante à l’histoire de la civilisation arabe. Le désert apparaît dans ce contexte un modèle de vie. Les poètes plus profonds ont montré sa toute puissance. Ils ont su mettre leur inspiration et leur langue au diapason d’une poésie qui, sous les aspects qu’elle tenait, faisait du désert un thème fort homogène. Mais si la langue arabe est très riche en mots le désignant, aucun d’entre eux n’en a de signification précise. Le mot ‘sahara’, le plus connu, indique une vaste plaine désertique. Eugène Daumas le définit en fonction de trois termes : le ‘Fiafi’, le ‘kifar’ et le ‘falat’. « Le ‘fiafi’ est une « oasis où la vie s’est retirée autour des sources et des puits ». Le ‘Kifar’, une « plaine sablonneuse et vide », le ‘Falat’, une « immensité stérile et nue, la mer de sable, dont les vagues éternelles, agitées par le choub (simoun), (…) amoncelées, immobiles, et que sillonnent lentement ces flottes appelées caravanes. » (3) Les autres termes pour le désigner impliquent tour à tour le manque d’eau (fayfâ, mawmât), la déperdition (matlaf), la viduité (baydâ), le pays de la désolation où le voyageur s’égare (majhal). Et c’est la vacuité qui revient le plus souvent. Elle propage, selon les mots de Jacques Berque, « des images fondamentales à partir de séries de vocables équivalents (…) Chacune dégage son évocation propre. Kharq pour ‘désert’ éveille l’idée de la percée ; qafr dit la viduité ; daymûma les permanences ; falât, fayâfi, sabsab, dakdâk soulèvent d’autres idées encore. » (4).
Il semble bien que c’est l’image de l’aspect désolé du désert qui retient et dont les bédouins sont certainement si marqués : pas un brin d’herbe, pas une pousse, rien que l’aridité totale qui lui prête l’apparence d’un paysage calciné. Des dunes jaunes polies et courbées par le vent, entre elles et le ciel : le vide de la création inachevée. On s’étonne à chaque fois que les hommes et leurs bêtes habitent ces solitudes. Et ils sont nombreux ceux qui se penchent sur les horizons illimités de ces espaces jusqu’à les réinventer, jusqu’à dénicher l’étincelle de la vie, comme jadis Ernest Psichari des Voix qui crient dans le désert (5). Bien que seul à détenir le secret de sa quête qui le laisse tout à fait éveillé, son profil héroïque lui donne la force d’affronter les fatigues, les plaines noires désolées, les terres blanchies par le soleil. Et il est bien loin le temps où Alexander Von Humbolt écrivait à son ami Rennenkampff, un 7 janvier 1817 ceci : « Le Caucase est moins attirant que le lac Baïkal ou les volcans de la péninsule du Kamtcharka. Peut-on pénétrer à Samarkand, Kaboul et au Cachemire ? N’y a-t-il aucun espoir d’explorer le désert de Gobi… » (6). L’objet d’un tel désir n’est point survalorisé. Tout obstacle à l’entreprise ne génère que frustration et déception. L’on sait du reste que l’ambitieux projet de Humbolt ne devait jamais se réaliser. Les lieux se rêvent, se fantasment. Et quand le désir devient réalité, l’escapade se transforme en une expédition de grande fatigue et de fortes conséquences. Traverser le désert, c’est s’exposer aux plus sombres pronostics. Thomas Le Gendre parle dans sa Relation (7), de « mer de sable ». Il croit même nécessaire d’expliquer cette expression, mentionnant qu’on l’emploie parce que dans le désert « on ne voit rien que l’horizon ». Et il ajoute que cette « mer de sable » est agitée de grand vent : « Non seulement elle poudre beaucoup, mais aussi il s’y fait de hauts moulons de sable, qui après, par un vent contraire, sont aplanis. »
Il ne s’agit pas ici d’un simple récit d’événements, mais d’un tableau qui glorifie aussi la témérité et l’audace des premiers voyageurs, livrés à l’épreuve de l’expédition dans le désert et à toutes les difficultés qu’ils s’obstinent à surmonter. Henri Duveyrier (8) qui traversa l’Erg de Mourzouk (9) au retour d’une exploration chez les Touaregs du nord raconte qu’avant d’entrer dans le grand Erg, le cheïkh chargé de le conduire lui fit quatre recommandations qu’on peut ramener ici à trois points :
« Si tu vas dans l’Erg, commence par choisir ton chameau. » (10)
« Choisis ta guerba. » (11)
« Choisis ton compagnon. » (12)
L’isolement dans le désert qui, à la longue, pourrait sembler pénible, a comme contrepartie un enrichissement : « il faut réapprendre la solitude », écrivait naguère André Gide. Celle-ci incite l’homme à réviser ses jugements et son tempérament. Elle l’oblige à tirer de lui-même des raisons de vivre et de croire : elle est un antidote contre l’automatisme et la dépersonnalisation. Mais le désert n’est pas que vide et silence, espace et lumière aveuglante ; il est aussi poésie et mystique, nostalgie ontologique. Psichari est allé en Afrique pour demander au désert mauritanien des vertus, la force, la droiture, le vrai, le bien, la pureté dans la noblesse du silence fervent. Il y avait mis toutes ses espérances pour orienter sa vie intérieure. Le désert africain lui permettait de rompre avec la civilisation. Il voulait se mettre à distance des mensonges et de la vanité de cette dernière. C’est dans ce sens précis qu’il a écrit L’Appel des armes (13), un roman autobiographique. On nous pardonnera, pour l’intelligence de la suite, de rappeler brièvement quelques thèmes : l’amour, le courage, l’héroïsme, la dureté envers soi et l’appel du lointain. Dans ce premier roman, un homme raconte ses peines, ses joies et les choses qu’il a vues, et qui désormais l’accompagnent dans son aventure. Quelque chose s’est révélée à lui de plus profond, de plus secret, de plus intime dans le désert qu’il traversé.
L’auteur fait dire au personnage principal : « cette terre, sans caresses et sans baisers, je commence à en comprendre la vertu. Est-ce l’ivresse de la force ? mais nulle part certainement on ne prend possession de soi-même comme ici : je sens de vieilles choses qui remontent en moi de mon enfance, de plus loin peut-être. Je sais qui je suis. » et plus loin il enchaîne, « Terre mystique. Terre d’ascètes. Thébaïde ; nous aussi, nous nous purifions, épurons, loin des pourritures modernes, loin de la laideur. » (14). Il semble retrouver une identité, une sagesse, une vérité humble, l’essence même de sa vie. Psichari s’est défini lui-même comme « un ardent compagnon du désert ». Lorsqu’à la fin de ses souvenirs il examina, dans Le Voyage du Centurion (15), les influences qu’il a subies, celle de l’expérience du désert lui apparût comme la plus décisive. Quoi de plus normal, les peuples du désert considèrent eux-mêmes celui-ci comme un « territoire sacré » où se maintient, pure de toute souillure, l’observance des règles, des rites, et du code de la vie soigneusement établi. Marc Bergé, dans le livre qu’il a consacré à l’histoire et la civilisation arabes racontées par les témoins, n’hésite pas à dire que « les qualités arabes sont historiquement enracinées dans la vie bédouine, qu’il s’agisse de souligner les aptitudes du nomade à la vie de l’esprit ou de vanter ses qualités morales : maîtrise de soi, générosité, hospitalité, louange, fierté, sens de l’honneur. » (16) Et c’est la poésie qui a le mieux sauvegardé les traditions bédouines. Elle nous révèle l’étendue intérieure du bédouin qui, perdu dans l’immensité du désert découvre que celui-ci n’est pas vide et abandonné, mais peuplé d’images, de souvenirs, d’appels qui tiennent éveillé en lui l’esprit qui sait retrouver les voix de la vie essentielle. L’importance du désert dans l’élaboration de cette poésie n’est plus à démontrer. Née dans le désert aux paysages grandioses et tourmentés, elle est nourrie d’allusions à la vie de populations clairsemées, vivant dans des localités rares. Les êtres et les choses qui peuplent cet immense espace, subissent les accidents de sa géographie. La poésie leur apporte des réponses aux premières questions qui pressentissent la signification qu’elle revêt pour les Arabes. Le désert, selon le mot d’Ibn Qotaïba (17), est « la mine de (leur) science, le livre de leur sagesse, les archives de leur histoire, le trésor de leurs grandes journées, la muraille qui défend leurs traditions, la tranchée qui garde leurs gloires, le témoin impartial au jour où l’on dispute, l’argument décisif à l’heure du débat. » (18)
Il est vrai que c’est dans cette poésie qu’on retrouve une analyse à la fois fouillée et très vivante de la société bédouine et des peuples du désert ; une poésie qui développe une forme rustique dans laquelle un récit en prose enchâsse un court poème dont il explique les circonstances et qu’on appelle la qasidâ. L’exaltation de ces facultés verbales, la fierté d’origines dont le souvenir se conserve avec un soin jaloux, la liberté et la contemplation du désert suffisent à compenser, pour les nomades, les rudesses d’une vie matérielle précaire. Tant il est, pour eux, que leur idéal de vie passe avant le bien-être. La nostalgie du désert est légendaire chez le bédouin. Pour nous en faire une idée approchée, nous voudrions envisager cette poésie sous un autre angle, c’est-à-dire pour elle-même. Née bien avant l’avènement de l’Islam-, les poètes lui avaient donnée de grandes qualités. L’inspiration ne sortait pas du cadre du désert, de la vie clanique, patriarcale et guerrière : le chameau, l’épée, la gloire, la vengeance, le dévouement, l’amour, le dépouillement suprême, le combat intérieur et la purification sont les sentiments qu’ils savaient rendre. Ces instants de vie ne paraissent plus seulement exacts mais vivants. Et le poète est d’autant plus fidèle à sa fonction qu’il se tourne tout entier vers la vie intérieure, domaine de ses conquêtes et ses découvertes. Un bel exemple nous est donné par les sa’alik (brigands) qui préféraient vivre en marge de leurs tribus. Ils aimaient se déplacer en pleine liberté dans le désert, vivre de la chasse, de la rapine et de la razzia qu’ils considéraient comme une occupation normale. Mais à ces raisons, à cet attrait pour la liberté, combien de motifs plus intimes se sont ajoutés, et qui sont des documents essentiels à la connaissance de l’âme bédouine. Il n’est pas excessif de dire que parmi les sa’alik est malgré leur vie sauvage, fleurirent des poètes dont les plus connus sont Tabit Ibn Jabir Al-Fahmi, surnommé Ta’abbata Sharran (19) et Shanfara Al-Azdi qui surent se rendre « parfois sympathiques par une certaine distinction d’âme même dans leurs mauvais coups » (20). Dans sa fameuse « lamiyyat al Arab », Ta’abbata Sharran se vante de s’être isolé de sa propre tribu et se glorifie de sa vie sauvage dans le désert parmi les bêtes féroces, entretenant un esprit belliqueux qui a de multiples occasions de s’exercer et prouvant par-là, l’étonnante adaptation de la vie humaine aux conditions les plus défavorables.
La vie dans les cités avait peu d’influence sur les tendances et les habitudes des bédouins. Elle ne les séduisait pas, comme si l’amour du désert avait été plus fort que le désir d’une vie aisée, du bien-être et du confort qu’offraient les villes. (21) Un poème attribué à Maysoun bint Bahdel Al-Kalbiya et composé par elle quand elle épousa Mouawiya, alors gouverneur de Syrie, montre l’aversion pour la vie calfeutrée des villes. (22) Nous donnons une autre traduction qui rejoignent la première :
A Une demeure où le vent palpite
M’est plus chère qu’un château élevé
Un modeste manteau dont je me drape
Me sied plus que des habits fins
Je préfère le murmure du vent au son du tambourin
La vie à la campagne plaît à mon âme plus que le style gandin
À ma patrie je ne veux guère de substitut
Qu’elle soit honnête me suffit.
Un chien qui aboie pour guider les hôtes la nuit
Est pour moi action plus belle que mille faveurs réunies
Je vous laisse les soieries, les tissus fins
Une simple robe de laine me suffit. » B Une masure où palpite la vie
Est pour moi plus belle que le faste des palais
Un chien qui aboie pour guider les hôtes la nuit
Est pour moi action plus belle que mille faveurs réunies
Je vous laisse les soieries, les tissus fins
Une simple robe de laine me suffit.
Le plus inattentif des lecteurs saura apprécier la comparaison. Carlo-Alfonso Nallino décrit l’intérieur de la sensation : « Les Arabes, après avoir laissé leurs campements de nomades, et habité un certain temps les amsâr (campements stables), se mirent à désirer le retour au désert et à soupirer après le lait de chamelle au point de n’en pouvoir supporter le manque. » (23).
Tout cela lie profondément le nomade à son lieu, il aspire à y retourner dès qu’il s’en éloigne. C’est cette nostalgie qui caractérise le mieux ce genre de lien. La beauté d’un endroit est inséparable de l’émotion qu’on y trouve. Lors des joutes oratoires nocturnes, les poètes, portés par l’exaltation, rivalisent de talent pour évoquer une oasis, un point d’eau dans le désert. Ce dernier est non seulement le domaine de la mort, des animaux dangereux, des hallucinations, mais aussi du merveilleux, des djinns dont les bédouins reconnaissent le visage dans les formes tourmentées des collines de basalte mais qu’ils redoutent beaucoup moins que ne le font les habitants des cités et des oasis. Tout cela donne un sens à leurs vies, leur fait retrouver les traits profonds de leurs origines. Mieux, le désert nous ramène fatalement à la réflexion sur leur condition, sur le sens de leur présence dans le monde, de leur action sur ce monde qui est leur empire malgré sa dureté, son âpreté et son hostilité, fatales pour le solitaire qui s’aventure en marge du groupe, évaluant certes le danger, se faisant l’égal de ce qu’il affronte, mettant en avant certains de ses traits essentiels : sa fierté d’être un homme, son sens de la noblesse, son respect de ce qu’il a en lui de fort et de grand. Le poète Shanfara parle de cette grandeur dans un de ses poèmes :
« Celui-là est véritablement riche qui ne
craint pas l’exil et qui n’épargne pas sa vie
Quand mes pieds rencontrent une terre dure et
caillouteuse, ils font jaillir des étincelles et les
font voler en pièces.
Je ne suis pas de ceux que les ténèbres saisissent d’effroi
quand leur monture connaît cette solitude
qui égare le voyageur
combien de fois n’ai-je pas traversé à pied les
déserts immenses, aussi nus que le dos d’un bouclier. » (24)
Ces fragments mettent en lumière la vertu première des bédouins : leur ténacité. Le poète Labid (25) savait vanter les qualités de leur âme face aux difficultés générées par le désert :
« Six mois, tout l’hiver, passent : plus d’eau
rien que l’herbe, et leur jeûne à tous deux s’éternise
, Alors ils s’en remettent à la force de leur instinct,
et leur ténacité parfaite les sauve. » (26)
La nature est hostile, la vie est cruelle ; il faut lutter pour vivre : contre les éléments qui se déchaînent : les orages, les tempêtes de sable, l’insolation, les hallucinations provoquées par les mirages. (27) La vie du bédouin est ainsi tissée, en quelque sorte, d’actions qu’il faut bien qualifier d’héroïques, car elles se situent nettement en marge de la vie normale de l’humanité, et que le danger et la mort y sont, à chaque instant, affrontés, bravés et vaincus. Mais l’essentiel n’est pas là. Il consiste plutôt dans la manière dont le bédouin vit, et les événements et ses propres réactions. L’attitude de cet homme installé au premier plan mérite plus longue considération. Il est un héros, aux prises avec des forces démesurées. Mais ce n’est pas tant elles qu’il affronte, que lui-même. Roger Garaudy a raison de dire que « la solidarité nécessaire pour survivre dans le désert ne naît pas de la communauté d’un but extérieur à l’existence de la tribu, cette existence même est son propre but. Elle est la condition de l’identité personnelle de chacun. » (28) Disponibilité donc et responsabilité.
Jamais pour le bédouin, le désert n’est un état d’âme, mais un élément d’action ; comme tel, il parle à l’homme un langage qu’il comprend. Il lui pose des problèmes à résoudre, des problèmes de vie et de mort. Jusque dans leurs paroxysmes, les difficultés rencontrées, loin d’affaiblir l’homme, le mettent en évidence, le dressent dans sa grandeur, au centre même des choses. Sa seule présence lui donne en particulier le sentiment aigu de sa continuité, de son identité essentielle qui est pour lui une sorte de certitude en permanence ; elle rassure contre les menaces de rupture, de dispersion ; le feu allumé la nuit autour du campement, l’aboiement du chien, les signaux qu’il envoie pour que l’errant puisse faire halte et provision, sont autant de signes distinctifs de sa présence.
Nulle époque, peut-être n’a eu conscience de l’importance de la générosité. Loin d’être pour le bédouin une obligation le moins du monde pesante, l’hospitalité était naturelle, instinctive ; trouvait dans l’épreuve, un élargissement à sa vraie mesure. Ainsi apprend-on, tout comme Hatim Tayy, légendaire pour sa générosité, Ourwah Ibn Al Ward recueillait dans sa maison transformée en hospice, les affamés qu’il nourrissait grâce au butin de ses razzias :
« Je suis un homme qui offre sa nourriture
dans un vase commun, à l’intention des hôtes. »
ce comportement expliquerait l’aptitude du bédouin à vivre en communauté, à y adapter les données de la vie que le désert lui apporte. Ce n’est pas hasard si cet hymne à la solidarité ourdit peu à peu la trame d’un thème majeur, ici, la nostalgie des campements disparus. Nous croyons bien que ce cas est unique et mérite qu’on recherche les raisons qui poussent le poète à se lamenter face aux lieux désertés par sa tribu ou une tribu amie. Il sait que la communauté a besoin d’être soudée, et que, sans cette cohésion, elle ne peut survivre aux difficultés inhérentes à la rudesse du climat. C’est l’occasion pour lui rappeler les jours heureux passés parmi les siens et les vicissitudes qui l’ont séparé de sa bien-aimée. Dans sa ‘mou’allaqa (29), Imrou’Al-Qays (30) laisse parler son grand cœur sur ‘al atlal’(31), sur celle qu’il aime impétueusement, et toujours avec une sincérité douloureuse :
« Arrêtons-nous et pleurons au souvenir de l’aimée.
Maison près du banc de sable entre Dakhoul et Harmal,
Toudiha et Miqrat, les vents du Nord et du midi
Leur étoffe ont tissé mais n’ont point effacé sa trace.
Mes compagnons près de moi ont arrêté leurs montures,
disant : « Maîtrise-toi et fuis cette affliction mortelle. » (32)
Le poète ouvre ici son poème par des vers de regrets sur le campement abandonné par la bien-aimée. Sa halte dit la mémoire du cœur et son émotion personnelle palpite à chaque vers, sous chaque mot justement choix et chacun irremplaçable. Il y a dans cette qâsida une bien émouvante ferveur où ‘élégie se dissimule, parfois, sous une pudique et discrète révélation.
Tarafa (33), le paladin errant a des mots qui ne sont pas fort différents de ceux d’Imrou’Al-Qays pour nous faire découvrir l’ardeur d’une passion secrète qui ne devine plus qu’elle ne s’avoue elle-même, laissant échapper un cri de souffrance dans l’isolement du cœur :
« Sur la terre caillouteuse de Thahmad
Les vestiges du campement de Khawla brillent
Comme les restes d’un tatouage sur le dos d’une main. »(34)
Les vers d’Antara Ibn Chaddad, « le noir chevalier du désert (…) qui n’obtient sa cousine Abla qu’après avoir fait oublier par ses prouesses la couleur de sa peau et la tache de sa naissance. »(35), témoignent de toutes ces rares qualités pour nous gagner à sa nostalgie des vestiges de l’absente :
« Parle, Ô demeure d’Abla, dans le vallon de Djiwa !
Bon matin, ô demeure d’Abla, et la propérité !
Demeure où était une jeune fille fraîche et tendre,
à l’œil docile aux embrasements, au sourire exquis
C’est là que j’ai arrêté ma chamelle aussi altière
qu’un rempart, par besoin de m’attarder sur mon passé »(36)
Les sources d’inspirations auxquelles ces poètes eurent recours furent, à quelques réserves près des sources conformes à leurs instincts. Par respect du genre, ils affectent dans la ‘qâsida’ de s’intéresser aux mœurs et à la vie de leur époque. Le poète qui doit lutter, non seulement contre la distance et les éléments, contre les ennemis avérés, devait faire face aussi au sentiment fort de la séparation dont le mot en arabe la désignant, désigne aussi la sécheresse : jafaf.
L’amour éthéré et sublime transcende la poésie jahiliste (37). Que ce soit pour Zouhaïr Ibn Salma, Labid ou les autres poètes des mou’allaqat (38), le thème relance l’unité perdue. Quand celle-ci est impossible à atteindre, le poète force les portes de la vie bédouine pour la retrouver dans l’esprit chevaleresque, la guerre et l’héroïsme. Cette compensation trouve » sa raison d’être dans les actions glorieuses comme dans la bravoure au combat. Antara, personnification des vertus chevaleresques passa sa vie à guerroyer pour la plus grande gloire de sa tribu. Tout était fait en lui pour la légende. Il savait enflammer les bédouins par des vers qui célébraient si bien les faits d’armes et l’ivresse de la bataille :
« Fille de Malika, que n’interroges-tu les cavaliers, si tu ignores mes exploits ?
(Ils te diront que) je suis toujours monté sur un cheval (39) rigoureux et de haute taille,
couvert de cicatrices et contre lequel les guerriers ne cessent de se succéder ! Tantôt, il charge les ennemis armés de lances, tantôt il fond sur les porteurs d’arcs aux cordes tendues.
Quiconque a été témoin d’une bataille te dira que je me précipite dans la mêlée, mais je me retire au moment du partage du butin. »(40) Une fois l’absence de l’aimée pleurée, l’amour calmé, le poète de la ‘jahiliya’ -volontaire, intransigeant, aventureux-, réaffirme sa nécessaire fidélité. Dans la violence des affrontements, il témoigne d’une franche spontanéité et sa lutte est constante contre les obstacles majeurs à la réalisation de ses désirs. Ses fureurs apaisées dans le combat, il retrouve le bonheur indicible qui efface toutes les difficultés et donne à l’instant vécu l’empreinte d’une éternelle poésie. Le bonheur savouré rend l’espoir à son cœur qui se voit abandonné, comme s’il a conscience de retrouver, au terme de la bataille, son âme et son intégrité. Plus clairement encore, le lien à son monde semble un gage contre la solitude et le délaissement dans l’immensité du désert, la preuve même du dépassement de soi, une sorte de communion avec la vie tout- court. Cet examen à lui seul explicite le comportement du poète dans le domaine du sentiment, éclaire par avance son expérience affective.
En regardant de près la poésie antéislamique, force est de conclure que l’amour trouve, chez les poètes, un traitement poétique autrement plus incarné et convaincant qui les met à l’épreuve. Épreuve de vie ; épreuve du désir. L’amour abandonné se présente pour eux moins comme une expérience de l’échec ou de l’indifférence que celle d’une souffrance dont la seule condition rend impossible l’abandon. Diminué de toutes les préoccupations liées à la survie, le désert reste comme une illustration de la valeur éducative des bédouins. Le type d’homme représenté dans une poésie qui cherche un sens à son activité, qui retrouve en lui les traits profonds de sa race, est l’image vivante d’une mentalité qui fut celle de nombreux poètes et qui sans doute, sans aller jusqu’à la haute discipline atteinte par eux, ont pris conscience en Arabie de la grandeur de leur désert, celui-là même qui les a amenés à repenser toutes leurs valeurs en fonction de l’effort généreux pour reconstruire harmonieusement, de façon solide et durable, la conscience de l’homme qui lutte pour la vie et l’amour qui est don de soi.
NOTES
(1) Jean Wolf et Pierre Heim dans Les très riches heures de la civilisation arabe rappellent que « le désert a engendré le Prophète (et que) l’esprit du Très Haut plane sur la transparence dorée des sables ». Ouvrage préfacé par Benoist-Méchin, Paris, Éditions Cujas, 1969, p.23.
(2) Trad. Roger Stuvéras. Préface de Jacques Berque, Paris, N.R.F/Gallimard, « Coll. Bibliothèque des Histoires », 1973, p.19.
(3) Eugène Daumas, Le Sahara algérien : études géographiques, statistiques et historiques sur la région au sud des établissements français en Algérie, Paris, Langlois et Leclercq, 1845.
(4) Langages Arabes du présent, Paris, Gallimard, « Coll. Bibliothèque des Sciences Humaines », 1980, p.161.
(5) Écrites en 1913, publiées en 1919 ; elles révèlent l’influence certaine du désert sur l’évolution spirituelle de Psichari.
(6) Correspondance, Paris, La Roquette, 1869, 2 vol.
(7) Elle relate le récit de voyage de l’esclave Paul Imbert de retour de Tombouctou où il avait accompagné son maître, le Pacha Ammar El Feta, dépêché par le sultan Moulay Zidan en 1618 pour régler une affaire relative à la déposition du Pacha Ali Abdallah qui commandait alors Tombouctou et qui avait commis de nombreuses malversations.
(8) Voyageur français, né à Paris (1840-1892), célèbre par ses explorations au Sahara.
(9) Région désertique du Fezzan située au sud-ouest de la Libye et aux frontières nord du Niger.
(10) Le bon chameau n’a pas forcément une robe blanche et une silhouette élancée, mais il doit avoir des pattes solides pour avancer dans les dunes, une humeur pas trop grincheuse, et surtout une bosse imposante, fruit d’un long repos en pâturage. Cette bosse ne fondra que trop vite lorsque les restrictions auront commencé. Le chameau peut se passer de boire, mais non le chamelier qui doit marcher à l’ombre de sa monture.
(11) Une guerba est une outre en peau de bouc qui laisse couler l’eau et la garde fraîche. On en emporte deux, suspendues de chaque côté de la selle, ce qui représente à peu près quarante litres d’eau. Avec cette provision on peut se passer de puits pendant une dizaine de jours ; c’est-à-dire tenir aussi longtemps que sa monture. L’entretien de la guerba demande beaucoup de vigilance ; le moindre trou inaperçu expose le voyageur à la soif, au milieu du périple.
(12) Quand on vit du matin au soir en tête-à-tête avec la même personne, ses manies les plus innocentes deviennent vite insupportables. Aussi, plutôt que de s’imposer une contrainte prolongée, mieux vaut-t-il renoncer à ce compagnon et choisir le bon.
(13) Préface de Monseigneur Alfred Baudrillart de l’Académie française, Paris, G. Oudin, 1913.
(14) On retrouve dans les textes juifs cette association entre le désert et la pureté. La fuite au désert signifiait la fuite de la souillure. Celle-ci avait revêtait une valeur absolue. Voir à ce sujet Paul-Albert Février, « la ville et le désert (À propos de la vie religieuse aux IV° et V° siècles) in Les Mystiques du Désert dans l’Islam, le Judaïsme et le Christianisme. Association des Amis de Sénanque, Imprimerie Louis-Jean, 1975, pp. 39-61.
(15) Roman achevé en 1914 et publié l’année d’après.
(16) Les Arabes. Histoire et civilisation des Arabes et du monde musulman des origines à la chute du royaume de Grenada. Préf. J. Berque ? Paris, Éditions Lidis, 1978, p.477.
(17) D’origine persane, il enseigna à Bagdad et y mourut. On sait aussi qu’il fut cadi de Dīnawar. Parmi ses œuvres : Kitab al-adab al-ṣaġīr, Kitab al-adab al-kabīr et Kitab al-durrat al-yatima.
(18) Introduction du livre de la poésie et des poètes. Trad. et annoté par Gaudefroy-Demombynes, Paris, Les Belles Lettres, 1848.
(19) Que l’on peut traduire par : l’homme qui a mis le malheur sous son bras.
(20) J.-M. Abd-El-Jalil, Brève Histoire de la littérature arabe, Paris, G.P. Maisonneuve, 1943, p.38.
(21) Voir en particulier les informations données par le Père Lamnes dans « La Bâdia et la Hira sous les ommaiyyades » in Mel. Fac. Orient, IV, Beyrouth, 1910.
(22) Notre traduction.
(23) La Littérature arabe des origines à l’époque Ommeyyade. Trad. Charles Pellat, Paris, Éditions G.P. M.aisonneuve et Cie, 1950, p.113.
(24) Sylvestre de Sacy, Chrestomatie, Paris, 1809, III. 2-9.
(25) De la tribu des Banou amir, Labid Ibn Rabia al Amiri est un poète moukhadram, c’est-)-dire qu’il a vécu avant et après l’apparition de l’Islam.
(26) Voir André Miquel, « Le désert dans la poésie pré-islamique : la mu’allaqa de Labid » in les Cahiers de Tunisie, XXVIII, 1975, pp. 191-2111
(27) Ce phénomènbe n’a pas échappé au poète persan Djamy dans son « Medjnoun Leïla » où il décrit les fatigues et les apparitions que Kaïss éprouve en traversant le désert d’Arabie :
« Au lieu d’une onde pure et limpide
Un lac imaginaire figuré dans l’éloignement
Par les exhalaisons d’un sol embrasé
trompait inhumainement sa soif dévorante » (Trad. De M. Chézy)
(28) L’Islam habite notre avenir. Préf. D’Ali Merad, Desclée de Brouwer, « Coll. Dialogue des civilisations, 1981, p.17
(29) Voir à ce sujet Armand Becassius, « l’expérience du désert dans la mentalité hébraïque » et particulièrement ce que l’auteur retien de la leçon du désert in Les Mystiques du désert, Op.cit., pp.118-119.
(30) Le mot signifie, dans l’usage habituel, poème « suspendu » dans le temple de la Mecke, la Ka’ba.
(31) Fils de Hujr, roi de Kindah (Royaume d’Arabie antéislamique). Il est appelé le « Prince de la poésie » pour la perfection de ses vers et les innovations qu’il a apportées.
(32) Qu’on peut traduire par ‘vestiges’.
(33) René R. Khawam, La Poésie arabe des origines à nos jours, Paris, Seghers, « Coll.P.S. », 1975, p.41.
(34) Originaire d’Al-Bahrayn. Il est l’auteur de la plus grande ‘mou’allaqâ ‘.
(35) J.-J Schmidt, Les Mou’allaqat. Poésie arabe préislamique, Paris, Seghers.
(36) Emile Dermenghem et Raymond Schwab, Littérature arabe. Tome I. Histoire des littératures. Encyclopédie de la Pléiade, Paris, Gallimard.
(37) René R. Khawam, La Poésie arabe des origines à nos jours, Op.Cit. p.50
(38) Qui relève de la gentilité.
(39) Imrou’ al-Qaïs, Nabigha Dhobyani, A’cha, Amr Ibn Keltoum, Tarafa, Hârith ibn Hilliza et Antara.
(40) L’animal a une place excessivement mêlée à la vie des hommes. Il laisse dans la poésie les traces de son passage, transmis jusqu’à nous les manifestations diverses de la gratitude ou de la crainte.
(41) E.Montet, Préface à la traduction du Coran, 1929 .

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