Il n’est pas un terme plus ambigu et expéditif dans le jargon de la presse écrite que celui de pigiste. Ambigu par ce qu’il désigne, il l’est bien davantage encore par la réaction qu’il provoque et qui est parmi les plus archaïques: débutant, occasionnel … Nous avons (Kebir et moi) un beau matin toqué à la rédaction de « Sans Frontière ». L'hebdomadaire avait besoin de volontaires. Nous avions pour nous le tumulte et l'éblouissement de la jeunesse, un petit feu de la connaissance, et la pensée encore fragile, prête à se fortifier. Ailleurs on nous aurait toisés de haut, voire méprisés. À "Sans Frontière », Driss El Yazami nous reçut avec affabilité. J'avais même senti chez lui une vivacité du coeur et d'instinct. Je le connaissais de nom, mais c'était la première fois que je le rencontrais. Je n'oublierai pas de sitôt sa grande qualité d’âme, sa disponibilité, sa patience dans le cours de la discussion.
Travailler à ses côtés était simplement une aubaine, vu son expérience dans le domaine et sa lucidité. Sa confiance accordée nous avait fait d'un bond sortir de la zone des complexes et du cercle des évidences. Nous étions partis pour bannir les fadaises, mus par une splendide ardeur. C'était présumer de notre engagement qui fut immédiat.
Nous nous sommes occupés alors de la page culturelle: des critiques littéraires d'ouvrages dont on tirait le brut, l'informe et le conforme, des entretiens, des billets d'humeur. Des Marocains, des Tunisiens, des Algériens, des Africains dans la même salle de rédaction, ça discutait, ça planifiait, ça rédigeait et l'élan était plutôt généreux. Personne parmi nous n'aspirait à quelque gloire que ce soit. Nous voulions tout simplement être utiles et notre affinité n'a pas tarit nos veines.
El Yazami assumait sa tâche, l'oreille, le regard et la sensibilité alertes. Il était éclairé et se méfiait de tous les sectateurs qui s'attachaient à dérober leurs propres intentions. Ennemi des chimères, il émondait les nouvelles d'une serpe tranquille. Il avait le nez bon, et son être ne gâtait jamais une idée. La quintessence de ses objectifs se confondait avec le raffinement de sa pensée. Jamais la gravité ne fut si délectable ni la rigueur plus élégante. L'abnégation de soi-même en était pour quelque chose. Dire qu'il s'intéressait à tout ce qui touchait à l'immigration, tout occupé à déchiffrer les signes les moins visibles, serait pur truisme. Dans le milieu, il s'était forgé une notoriété de fureteur de dossiers, et son travail l'exhortait à plus d'approfondissement que de zèle. Il saisissait l'essentiel avant les autres, et le défendait bec et ongle. Pour certains qui ne le connaissaient pas très bien, il n'était pas aisé à saisir.
L'espoir d'une refonte de la politique de l'immigration en France, à demi confondue avec les textes de lois de la République, était cette mémoire commune qui rêvait et désirait d'être entendue, avant d'être considérée. Pour cela il fallait rendre visible l'invisible, mettre sa trace sur les autres traces à peine apparentes. Le mot, le témoignage, l'action, la plume pour illuminer les plaies. Pas très nombreux sur cette voie royale. On a même vu "Aux Dossiers de l'Ecran" -quelques années auparavant- un écrivain prêter sa voix à ceux qui n'en avaient pas. Malheureusement, il avait fini par faire un salto arrière en se désolidarisant du lupenprolétariat des pays maghrébins: " Je ne suis pas un immigré, je suis un intellectuel, avait-il proféré". Il avait tellement pris de hauteur qu'il scandalisa. Les cols blancs savaient se tenir. On leur trouva une expression à la mesure de leur peine: "Arabes de service". On ose à peine imaginer à quel point la diaspora marocaine d'abord, et les Maghrébins ensuite furent outrés par ces propos qualifiés sur le moment de sacrilèges. Dans cette dramatique et ironique histoire, comment ne pas témoigner de la compassion et de l'admiration pour ces hommes et ces femmes qui trimaient, victimes de leurs tristes fortunes? Pour "Sans Frontière", c'était un impératif moral nécessaire pour retrouver de la dignité sur une table des valeurs qu'il fallait renverser.
Aujourd'hui, quand je repense à cette période où chacun de nous portait sa pierre à l'édifice, je ne peux ne pas songer à ce désir de fraternité qu'on partageait au sein de la Rédaction. "Sans Frontière" brûlait de tous ses feux, et le chemin n'était point balisé. Les pieds heurtaient, ricochaient, mais n'ont jamais tremblé.
L’histoire continue, les politiques aujourd’hui élaborent à grand-peine, dans le silence de leurs cabinets, ce qu’ils comptent imposer, par des détours malsains: l’avènement d’une purification habilement dissimulée. Ils sont passés maîtres, éludant avec art d’une manif à une autre, de vrais problèmes structuraux. « Sans Frontière », puis « Baraka » par la suite avaient suscité naguère un grand travail. Partant, je ne peux oublier le rôle que tint Driss El Yazami dans ces hebdos. Il est resté pour chacun de nous un compagnon de route et d'effort, et nous savons ce que nous lui devons.