Nabile Farès avait plusieurs cordes à son arc. Sa formation universitaire couvre plusieurs domaines de recherche et de spécialités: la sociologie, l’anthropologie, la psychanalyse, la philosophie et la littérature. Ce parcours singulier a été couronné par une maîtrise en philo sur Merleau-Ponty, une thèse sur l’ogresse dans les contes berbères, sous la direction de Germaine Tillon, des travaux en psychanalyse sous la direction d'Emmanuel Levinas… Pour ceux qui l’ont connu, il leur était avant tout un visage, une voix, un cri d’exigence, et cette exigence n’était point pour lui démagogique. On aimait regrouper les écrivains Algériens, Marocains, Tunisiens sous des bannières auxquelles lui voulait échapper: « écrivains maghrébins d’expression française », comme si l’expression seule pouvait primer sur le reste. On voulait les dépiauter comme des bêtes de leur histoire, de leur culture, de leur imaginaire. Il suffit de lire « Passager de l’Occident » pour rencontrer l’homme, l’authentique, pareil à tous ceux qui forçaient la porte du temps, troublant le sommeil de l’autre et l’irrationalité dont il faisait pesamment commerce. Nabile Farès portait à son climat sa Kabylie, sa langue maternelle comme l’écho d’une transcendance. Comme la majorité des écrivains, il aura à témoigner de la nuit et de la mort; thèmes entrelacés perpétuellement chez ceux qui ont vécu sous le joug colonial. Chacun y allait de sa fièvre, selon le degré de son traumatisme.
Je convoque aujourd’hui N. Farès l’écrivain. On connaissait à l’homme partout une superbe discrétion. J'avais lu son premier roman, oeuvre d’un jeune maquisard qui, tout en tenant le registre des morts, confiait son tourment au manuscrit qu’il écrivait presque à la dérobée. C’était l’heure des songes cruels dont la violence est appréhendée, pressentie par l’expérience la plus intime. J’avais apprécié chez lui le langage désarticulé, le goût parfois charnel mais moderne de certains mots. Depuis, « Yahya pas de chance », il a évolué sans se renier. J’aimais aussi sa poésie, « Le chant d’Akli », « L’exil au féminin », « Les Paroles du saisonnier » prennent pour point de départ et pour assise, la blessure. Une sensibilité à fleur de peau engage le poète à construire et se construire contre l’aliénation.
J’avais dans les plans un colloque international sur la littérature et je me trouvais à Paris pour peaufiner le projet et prendre des contacts. Il était donc naturel que j’eusse pensé à N. Farès. Sa réponse fut immédiate avec un accord de principe à la clé. De passage dans la capitale, il m'avait contacté et on devait se voir un matin rue des Écoles, près du Collège de France. Je ne sais pas s'il était timide ou un peu réservé, nous n’avons parlé que du colloque. Il prêta l’oreille et parla peu, me conseilla des noms. Nous nous sommes revus dans la semaine, plus longuement. Il était d'une délicatesse et d'une amabilité qui tranchèrent très vite avec l'impression qu’il m’a laissée lors de notre première entrevue. Trop rare de rencontrer une liberté d'esprit qui transcende l'histoire et la culture maghrébines. Il avait des éclairs de pensée et des vibrations très subtiles sur bien des sujets touchant à sa « Petite Kabylie ». Mais il avait aussi la clairvoyance d'une âme qui a perdu bien des illusions sur l'homme. Nous nous sommes revus pendant mon séjour deux ou trois fois avant que chacun de nous n’eut à rejoindre ses pénates, lui à Grenoble, moi à Marrakech.
Nous avions entamé par la suite une correspondance durant plusieurs mois. Il est venu dans la ville ocre et le plaisir fut immense. Au cours de cette semaine, nous avions évoqué plusieurs sujets que le colloque ne nous avait permis d’aborder, entre autre, le domaine de l'oralité, particulièrement la littérature orale (la poésie et le conte, ritualisés socialement) et la nécessité de les doter d’un outillage conceptuel. Nous étions sur la même longueur d’onde véhiculant pêle-mêle des idées impérieuses. Les choses de la vie ont comblé les intervalles de ces heures vives. Là, nos points de vue avaient de légères différences.
Je scrute aujourd'hui ma mémoire avant de subir son effilochage. J'entends faire revivre ces moments bénis, faire remuer cette vapeur qui n'a pas empêché une si belle rencontre de se muer en une très belle amitié. Hélas! Nabile n'est plus. Mais reste sa pensée, ses écrits qui du reste témoignent d'une étonnante clarté. L'occasion est opportune pour reprendre cette oeuvre là où je l'avais laissée.