Dans le domaine parisien des libraires, Michel, du Tiers-Mythe (rue Cujas), vif et hardi, moustaches en croc et yeux flamboyants était l’un de mes deux ou trois favoris qui me conseillait tel livre ou tel auteur, comme seul il pouvait le faire. Je me souviens qu’il m’avait mis entre les mains 'Pour ne plus rêver', un recueil de Rachid Boudjedra. Je l'avais aussitôt feuilleté à la terrasse d’Au Départ, à la jonction du bd. Saint-Michel et la rue Soufflot. Un poème de circonstance, 'Le café', avait attiré mon attention, écrit avec une simplicité à la Prévert et Guillevic réunis. J'étais littéralement saisi par un dépouillement manifeste. Les autres poèmes laissaient entendre une amertume qui semblait y couver. De cette poésie minimaliste, j'avais poussé vers la profusion des romans. 'La Répudiation' fut un réel choc. Un ébranlement vibratile m’y avait saisi. J’y avais décelé une écriture qu'on ne rencontre que chez Faulkner de « Lumière d’Août ».
Boudjedra avait pour lui l'ardeur, la franchise et la rudesse dans la dénonciation. Dans « Topographie idéale pour une agression caractérisée », il y a un lent mouvement de dégradation, de déchéance et d’enlisement. Jamais le thème de l’immigration ne fut si bien campé depuis « Les Boucs » de Driss Chraîbi. Boudjedra s’est avéré un romancier prolifique et ses romans s’enfoncent obstinément dans le terreau sombre où le mal puise sa vitalité. Je lui avais envoyé un mot par le biais de son éditeur, lui faisant part de mes impressions de lecteur. Je pense qu'il avait été touché, du moins c'est ce qu'il laissât entendre dans une lettre envoyée d'Alger le 11/11/79 et dans laquelle il me demandait de le retrouver le 22 novembre, à 18h00, à la FNAC, Forum des Halles où il participait à un débat. Voilà comment les choses avaient commencé. Nous avions terminé la soirée chez Maryse, son amie qui revenait d'Alger, une délicieuse créature. Boudjedra avait une attention généreuse et donnait la mesure dans ses actes. Il se démarquait par sa sincérité et son indifférence royale pour les clameurs parisiennes et les coups bas d'un écrivain du terroir qui, jaloux du succès des autres, louait les services d'un certain Angelo Rinaldi qui n'avait rien d'un ange. Il était craint pour ses critiques littéraires, car il avait le curare au bout de la plume. On louait ses services pour descendre le roman de tel ou de tel, et il se faisait une joie de le faire. J'étais la preuve vivante et le témoin indirect de ces torpillages; une véritable oeuvre de démolition. L'ami Boudjedra avait infiniment plus de valeur et de prix que certains "pisseurs d'encre" de la diaspora. Il écrivait superbement, avec une flamme immédiate, assez réfléchie en même temps. Nous nous étions perdus de vue, malgré quelques nouvelles envoyées des USA, de Tunisie ou d'Algérie. Nous nous sommes retrouvés en diverses occasions chaque fois qu'il venait à Paris. Il sut probablement par Maryse que j'écrivais. De Nabeul, il m'avait envoyé une carte postale (illustration de Folon) où il se proposait de préfacer mon recueil. J'avais déjà une préface de M.Khaïr-Eddine et je ne voulais gêner ni l'un ni l'autre. Du coup, le recueil fut publié sans, avec cependant un frontispice de ma propre création.
Nous nous sommes hélas perdus de vue dans la douce et fascinante distance. Aujourd’hui, les échos renvoyés d’Algérie sont affolants et sans équivoque. Boudjedra a le privilège de son franc parler, le courage de ses opinions quand il plonge dans la zone où la sagesse démissionne pour faire place à la violence sordide et vulgaire. Ses propos qualifiant l’Islam de « fascisme vert » ont choqué. Ce choc devait susciter un réveil de l’esprit critique. Ce ne fut pas le cas. Décrié, malmené, vigoureusement attaqué par des intégristes dont la brutalité épaisse était vulgarisée comme une valeur représentative, assumée avec d’autant plus de vigueur que « l’athée », « l’impie » fut menacé dans sa chair. Et il n’était pas à sa première condamnation à mort, qui plus est. La première l’avait fait quitter l’Algérie pour la France et un peu plus tard le Maroc où il enseigna à Rabat. Aujourd’hui, banni, excommunié, ostracisé même, il ne s’y était pas enfermé, considérant que l’univers au sens le plus immense était son horizon familier. Or ce qu’il n’a plus supporté jusqu’au bout, c’est la lâcheté de ses compères. Voilà pourquoi il nous émeut encore, porte à de grands élans. Cet homme tout à fait digne de son temps avait les façons de son âme unique aux intransigeances altières, un homme sans rancune, mais entêté comme son "escargot".
Je reviens de temps à autres à ses écrits, un enlacement que l’on peut détendre, resserrer. Ils me rappellent que j’appartiens encore au dialogue des vivants, croyant fermement qu’il existe pour l’écriture et la lecture un sens. Le livre est comme une vie non encore délivrée. Il faudrait simplement élaguer, faire le tri, baliser les frontières et choisir ses angles de vue. Il arrive qu’une page de Boudjedra fasse penser à un fragment de magma dont rien ne peut arrêter l’écoulement et la prolifération. La transgression qu’il s’accorde à lui-même lui paraît légitime. Rêvons alors à l’hospitalité d’une tolérance infinie!
Je déplore que cet ami soit devenu ce qu’il est aujourd’hui: insaisissable, égaré parmi nous, absent d’une profonde absence, mais demeuré courtois dans son détachement de tout. En vérité, je lui garde toujours une place de choix dans ma crypte intérieure. L’amitié n’a de frontières que pour ceux à qui manque la force de les étendre.