Il n’y a pas eu d’évolution de l’homme. Nous sommes restés devant nos cavernes absorbées dans la fascination du veau d’or. Où sont les élans spirituels de ce monde ? Y a-t-il des moments de bonheur dans notre histoire ? L’homme est à bout de souffle, orphelin du sacré. Sans l’art, ce serait terrible.
Abouelouakar, Carnet de cendre
S’il est un peintre qui fait corps avec sa peinture, c’est bien Abouelouakar. Au sens plein du terme. Sa biographie se donne à lire à travers elle, sans hésitations ni repentirs. Elle est toute entière contenue dans les interstices, et les tremblements, de son art. Il est de ces artistes dont la peinture jaillit de l’écorce et de la soie de ce qu’ils sont. Ce jaillissement, fait de silence et de cris, est l’expression d’une route, plus que d’un itinéraire, commencée, à Marrakech.
C’est à dessein que j’use de ce mot, route, plus qu’itinéraire, car il y a dans itinéraire quelque chose qui n’appartient pas à ce que vous êtes. Route est votre façon d’être au milieu des autres. La route est ce que votre œuvre désigne, de façon irréversible, par son style, elle est ce que tout en elle indique comme incontournable.
Marrakech a sûrement son importance. Elle est le berceau, où la lumière du jour a choisi pour se jeter dans les yeux du peintre, et le lieu des premières émotions. Ajoutons à cela, si on veut, que ce peintre de l’image, a étudié le cinéma, croisé la route de Tarkovski, fréquenté les soufis et n’a jamais cessé, depuis toujours, de se nourrir de cette intranquillité qui fait de l’artiste le seul recours qui reste aux hommes pour tenter de donner du sens à ce que nous sommes. L’unique recours !
Humain, trop humain, écrivait Nietsche. Le monde est incertain. Il promet à tout moment de chavirer sous nos pas, entendez : sous le poids de nos vanités, de nos humeurs et de nos saisons. Il reste l'art, il ne reste que l'art, pour tenter, dans une ultime tentative désespérée, de nous sauver de nous-mêmes. Oui, désespérée. L'art est l'héritier de notre désarroi, il trouve sa seule source dans la profonde inquiétude qui nous fonde et nous guide. Le chaos, et les ténèbres sont notre seul lot. Quel autre bien pouvons-nous revendiquer ? Ils sont tout à la fois patrimoine et promesse d’avenir. Otages consentants, nous bâtissons avec nos mains nos propres prisons.
Abouelouakar a pris son parti. Il se promène, comme un aède, comme un troubadour aux semelles de vent. Mais il le fait avec la légèreté d’un zéphyr ou d’un mercure ailé dans un univers d’une extrême gravité. Cela s’appelle la grâce. Elle se refuse au plus grand nombre et s’offre aux élus, les happy few, une petite poignée en somme. Il plonge dans les lieux étriqués de l’âme comme dans les vastes territoires que nous avons en partage, notre mémoire collective, avec le désir de débusquer, quelque part, le juste chemin dans le dédale où une main invisible nous a jetés. Je vous accorde que cette quête ne permet pas de résorber notre désarroi face à l’énigme de notre présence ici-bas, mais elle en atténue la tension tragique. Sans elle, le monde ne serait pas le monde, il serait une chose –insupportable- dont on ne songerait qu’à se défaire. Que serions-nous, sinon des ombres incertaines dans les ténèbres ?
La peinture d’Abouelouakar est tendue par ce désir d’interroger le monde, en recourant au besoin à toutes les figures possibles et imaginables. Il ne s’interdit rien. Il part du principe qu’il est homme, comme aurait dit Terence, et que rien de ce qui est humain ne lui est étranger. Il se sent partout chez lui, sur cette vaste terre que les hommes s’acharnent à défaire. D’ici et d’ailleurs. Frère d’Ibn Arabi, de Chagall et de Tarkovski. Notre destin d’hommes est la seule chose qui lui importe. Ne sommes-nous pas tous irrémédiablement tributaires d’un même territoire ? Voyez le ciel ! N’est-il pas le même au-dessus de nos têtes ? Les saisons et les humeurs, ainsi que les passions qui nous gouvernent, sont identiques. Nous sommes inscrits dans une même géographie, embarqués, quoi qu’on dise, à bord de la même arche.
La peinture d’Abouelouakar se lit comme un livre inattendu, sur la cendre, sur une écorce de bouleau, sur de la soie… C’est un livre surgi d’un horizon qui nous semble si proche, car nous le portions en nous, à notre insu, dans nos profondeurs abyssales.
C’est une épreuve pour les sens. Car on croit voir, mais on ne voit pas en réalité. On reste à la surface des choses, juste en deçà de l’écume. C’est une peinture qui se refuse d’abord pour se laisser apprivoiser. Quand elle se laisse lire, c’est un enchantement pour les yeux. Et une fête pour les sens. Il y a de la fureur et du bruit, dans un flamboiement de couleurs et de formes. Le peintre règle ses comptes. Ça jacasse, ça chuinte, ça crie et hurle. Mais il y a des murmures aussi, d’éblouissantes clairières de silence. Comme Chagall, il élabore sa propre symbolique, crée sa propre grammaire, bâtit sa propre langue.
Cela est parfois comme une animalerie diabolique où le monde, comme chez Jérôme Bosch, est réduit à sa plus sauvage expression. Les êtres ne sont pas des saints, loin s’en faut. Un mythe, celui de l'homme mi-ange mi-démon, travaille en profondeur cette peinture, c'est lui qui la porte et la guide sans commisération. Il n'y a pas place ici pour la moindre compassion, comme si les hommes, à la veille de naître, avaient été prévenus qu'en cas de crime ils seraient jetés dans le plus terrible des enfers. Et voilà que promesse fut tenue. Ils se débattent, comme dans un conte terrifiant d’Akutagawa. Il n'y aura, sachez-le, nulle rédemption. Il faut juste espérer que les hommes, qui viendront après nous, entendront mieux l'avertissement. Mais rien n'est moins sûr. Le crime, semble-t-il, est en nous. Ontologique. Rien ne peut nous en détourner. Il est notre raison d'être. Il est la main armée de nos passions, qui ont fait de notre humaine condition, l’irrémédiable prison qu’elle est devenue au fil du temps.
Les couleurs fascinantes participent du mouvement de la pensée. Elles illuminent et incendient la toile. C’est d’une richesse étourdissante. C’est une farandole, un tourbillon de couleurs où le peintre, dans une extase absolue, réinvente les nuances pour affirmer, en le martelant, son propos. Abouelouakar inaugure une autre manière de peindre, il restera à dire cela, un jour.
Il y a une tension extrême, de tous les instants. Le trait est fulgurant. Le monde est restitué dans une "complexité des sensations" pour reprendre le mot de Léger. Abouelouakar est d'un bord et de l'autre. On reconnaît, ici et là, des réminiscences cubistes, ou des traits involontaires, comme des repentirs oubliés sur le chemin. La Russie est présente. Comme sont présentes les religions du Livre. Tout cela concourt à une œuvre où les variations d'un peintre, au sommet de son art, suscitent un vertige étourdissant. Il ne s'interdit rien. Mais le peintre ne se laisse enfermer dans aucune chapelle. Il rejoint très vite des territoires de liberté où il donne toute la mesure de son art. Une improbable Tour de Babel prend forme sous nos yeux dans une extraordinaire fantasmagorie où les couleurs explosent littéralement.
Visionnaire, il chemine sur des routes lointaines et tangue sur nos rivages, avec une grâce infinie.
D’où lui vient cette force de dire l’indicible ? D’où lui vient de pouvoir dire ce qui nous préoccupe et de le dire mieux que nous qui sommes pourtant le lieu de ces préoccupations ? D’où lui vient de pouvoir s’insinuer, comme il le fait, dans notre âme ? D’où lui vient de nous connaître mieux que nous ne nous connaissons ?
Abouelkouar n’a le souci que de parler de vous et de moi, même si le passé le plus lointain lui importe.
Le miroir n’est pas chez lui une coquetterie d’artiste, il est la raison d’être de son art. Son lieu de naissance. C’est de ce miroir que se soucie son œuvre. C’est un miroir qui ne se contente pas d’être ce qu’on attend qu’il soit. C’est un miroir qui a renoncé à n’avoir pour seule fonction que de refléter les objets que lui soumet le monde. C’est un miroir, désobéissant, qui déconstruit le monde pour tenter de le comprendre avant de le reconstruire.
Qui sommes-nous ? Qui sont les autres ? Que faisons-nous ? A quoi bon notre présence ici et maintenant ? Ce sont ces questions, gageons-le, qui ont incité le peintre à prendre le pinceau un jour pour dire le monde. Lisez ses lignes invisibles. Décortiquez ses formes. Déchiffrez ses figures. Cherchez ce qui se cache derrière l’anodin, mais sachez que rien n’est anodin. Ni rien laissé au hasard. Le hasard est ici un complice. L’artiste a su le domestiquer pour le mettre à son service.
Les portes sont ouvertes. On n’entre pas dans l’art d’Abouelouakar par une porte dérobée ni par effraction. Mais sommes-nous prêts pour autant à voir ce que le peintre a mis dans ses toiles ? Il faut que l’œil ne refuse pas de se trouver confronté à ce qu’il n’a pas vu jusqu’alors et qui lui parle de lui comme d’un autre.
Aboulouakar déconstruit comme d’autres construisent. Avec méthode. Avec soin. Il est comme un artisan, arcbouté sur son œuvre et armé d’une truelle, qui choisit de tout mettre à plat, pour bâtir. Rien de nouveau ne saurait naître de l’ancien. Les vieux oripeaux, mille fois raccommodés par d’habiles ravaudeuses, ne peuvent enflammer que les seules imaginations qui le veulent bien.
L’art n’est pas à ce prix. Alors qu’est-ce que l’art ? Et pourquoi l’art ?
L’art est une complexe entreprise de déconstruction. Il cautérise nos plaies -existentielles- il permet de donner du sens à nos actes. Il nous fait accéder, par un escalier mystérieux, aux vérités profondes qu’aucune science ne saurait atteindre.
Quant à l’artiste, rien ne le soucie davantage que de déshabiller le monde pour être nu face au réel. Savoir ce qu’est le réel, ce chaos qui nous entoure, c’est précisément cela qu’Aboulouakar a entrepris de faire depuis longtemps. Il fait table rase avant de revisiter à sa manière des lieux qui lui semblaient connus. Son art est une quête inlassable. Il sait qu’il ne peut pas enjoindre au temps de suspendre son vol et il veut tout dire, avant qu’il ne soit trop tard.
J’ai eu le bonheur, privilège rare, de voir Hadda à sa sortie. J’avais été saisi par ce film, je venais tout juste de découvrir le cinéma et les peintres russes. J’ai pris la parole, dans une salle du quatorzième arrondissement, à Paris. Je débordais d’enthousiasme, j’avais vingt ans. J’avais été subjugué par ce film que j’avais vu comme une peinture et je l’avais dit. J’ignorais que le cinéaste était peintre.
L’occasion m’a été donnée de revoir Abouelouakar, quelque trois décennies plus tard. L’homme est secret. Mais j’ai pu entendre, en tendant bien l’oreille, les soubassements de l’œuvre dans la bouche du peintre. Ce sont toutes ces choses qui vous échappent et qui font qu’une œuvre est ce qu’elle est et rien d’autre.
Cette œuvre s’est construite, et elle continue de le faire, loin de la fureur et du bruit.
Dans ses toutes dernières œuvres, Abouelouakar lève un coin de voile sur des zones d’ombre, dans un éblouissant jeu de cartes où les bouffons, les clowns, la pomme, Adam, Eve, le paradis mais aussi l’enfer et la chute, la croix et le calvaire sont présents. Des figures bibliques sont comme là pour brouiller une lecture par trop restrictive et rendre l’œil plus vigilant.
Il n’est prisonnier d’aucun ancrage. Ainsi, lorsqu’il narre la crucifixion de Hallaj. Un maître mot, le caractérise : la liberté. Qui oserait peindre aujourd’hui Hallaj ? Qui oserait décrire son calvaire ? Il y a quelque chose, chez Abouelouakar, qui refuse de se soumettre aux maîtres de l’heure et aux lois du moment. Quelque chose au fond de lui obéit à l'irrationnel, à la magie, à tout ce qui ne porte pas le nom sacro-saint de science.
Il peut être griot, coryphée, ou alchimiste. Voyez le carnaval, la kermesse, ou la tour de Babel de Breughel, le grand frère flamand. Comme lui, il tourne le dos à ce qui se fait, à l'air du temps, aux figures proportionnées, avec un formidable talent narratif. Il y a toutefois chez Abouelouakar un profond désir, inspiré par la mystique, de faire un avec le monde. Mais ils sont tous les deux tentés de voir le monde comme une mécanique bien réglée en même temps qu'une machine soumise à l'orgueil hypertrophié des hommes.
Abouelouakar raconte le monde. Il n’y a aucune redite, aucun commentaire. Il ne décrit jamais.
Son œuvre est une plongée vertigineuse dans des terres brûlantes, les territoires reculés de l’âme.
Il dit ce qui se cache et se dérobe.
Il court d’une toile à l’autre pour saisir l’insaisissable.
Il y a tout à la fois, l’instant et le lointain. La mémoire involontaire, pour reprendre le mot proustien, est mise en présence de ce qui, dans le présent, la menace ou l’assiège.
Sa traversée des apparences est une traversée du monde. Il réécrit nos peurs, avec des figures autorisées et d’autres, qui le sont moins.
Il y a une espèce de chassé croisé permanent entre le profane et le religieux. Entre le trivial et le sacré. Entre le vice et la vertu. Sans qu’on ne sache jamais qui est qui. Le peintre n’est pas dans un exercice convenu, il brouille les pistes, redistribue les cartes. Avec la réjouissance -et la sagesse- d’un fou. Peu lui chaut qu’on lui tienne grief de dire ce qu’il dit, sabre au clair et le verbe haut. On est médusé par la force de cette ironie qui explose à tous les coins de toile. Cette ironie est féroce, elle coexiste avec le sang.
Je suis tenté de dire qu’Aboulouakar écrit avec nos blessures. Le monde était un jardin. Un Eden. Un conte de fées. Tout semblait possible et merveilleux. Il n’y avait nulle menace d’aucune sorte pour mettre à mal ce gentil carré de verdure. Mais une trahison est survenue et a tout remis en cause. Il y a comme une blessure originelle, un crime que nous aurions tous commis à notre insu. Ou peut-être nous sommes- nous liés par un pacte secret pour l’oublier collectivement. Aboulouakar veut comme restituer ce crime pour l’absoudre.
On connaît le mot de Jean Siméon Chardin : Je peins avec des émotions ! Abouelouakar peint, lui, avec ses blessures. Et les nôtres. Il a choisi son camp.
II n’y a aucune complaisance dans son art. Ni rien d’anecdotique dans son propos. Sa peinture est toute entière orientée vers le grand désarroi qui a fait des hommes que nous sommes le théâtre de vaines passions, ce lieu de tragiques déchirements. N’est-ce pas tout cela qui a conduit le monde à l’irréversible ?
Ce sont des questions existentielles qui ont poussé la main du peintre vers une toile et elles, qui tracent le chemin dans lequel il s’engage ensuite. L’artiste ne décide pas, son instinct et ses intuitions décident pour lui, l’entraînent, et ce faisant, nous permettent d’être confrontés à sa pensée au travers de son univers fantasmagorique.
Le monde était signe avant d’être lettre ou son. Les hommes ont peint. Sur les parois des cavernes. Et sur la terre. Sur leurs corps aussi. Ils ont peint pour chercher un point d’appui, un chemin de lumière dans un océan de ténèbres, pour rendre le monde plus supportable, pour dire le monde dans ses excès, sa folie, ses manques… Le monde dans ses défaites, ses blessures… Le monde, donc nous. Oui, vous et moi.
La peinture d’Aboulouakar peut paraître violente, et elle l’est, souvent, mais elle ne fait jamais la part belle aux convenances.
La grande cohérence de son propos est magistrale. Souveraine. Elle est ce qui frappe en premier lieu. Il reprend plusieurs fois de suite la même figure et, en virtuose, recrée les formes que nous croyions connaître. Nous découvrons, effarés, que l’objet est inépuisable dans les mains d’un sorcier au sommet de son art. Mais sa main tremble, nous le sentons dans chaque toile.
Ce sont des œuvres viscérales, nées d’une nécessité vitale. L’art ne devrait être que cela, la création d’œuvres qui savent que la vie n’est pas un jeu, pas qu’une partie de plaisir, que le destin des hommes que nous sommes est bien loin de n’être qu’un simple divertissement dans une glorieuse assemblée.
Abouelouakar n’a pas choisi d’être sur un fil, il est sur un fil, par nécessité. Les grands artistes se déplacent sur ce fil, et sous leurs pieds l’abime et l’enfer n’attendent que de les accueillir en leur sein. Ils savent que le moindre faux pas peut tout anéantir. Le peintre tend son arc jusqu’à son point le plus extrême, celui de la rupture.
L’artiste est toujours à la quête de ce point de rupture -il donne tout son sens à son art- il s’en approche en tremblant. Le tout est de s’en approcher le plus loin possible, en gardant présente à l’esprit l’infortune d’Icare.
La peinture d’Abouelouakar est une symphonie tour à tour baroque, mais alliant le plus grand classicisme et remettant tout en cause brusquement. Il y a des volte face dans chaque coin de toile. C’est ce paradoxe -le tutoiement des contrastes- poussé ici à son paroxysme, qui ne laisse de surprendre, de séduire, d’impressionner. On est pris dans la toile de peintre, une toile semblable à celle qu’une araignée diabolique, au fait de toutes les ruses, aurait tissée, pour nous prendre à son piège.
Le peintre parle à tous les hommes. Les hommes de bonne volonté et les autres. Il n’est pas question pour lui de privilégier tel groupe aux dépens de tel autre. La peinture n’a pas d’étendard tribal. La puissance visionnaire du peintre est ce qui, ici, tient lieu d’armoiries. Le reste ne compte pas. Ou si peu. Un peintre parle à tous les hommes ou il ne peint pas.
Le peintre trouve sa place dans le monde. Et c’est dans ce même monde que se livre le seul combat qui soit. Notre combat d’hommes pour un monde apaisé.
Mais qu’est-ce que le monde ? Qu’est-ce que cette chose que vous appelez le monde et qui se débat devant nous ? Quel pari a-t-il fait ? A quoi riment ses guerres ? Ses désirs de triomphe ? Que cache-t-il dans ses tréfonds ? Que réserve-t-il, qu’il ne dit pas, aux hommes que nous sommes ?
L’homme a joué et perdu. Il savait qu’il perdrait son âme. Mais il est mauvais perdant. Et nous le savions. Il erre, démuni, dans un immense champ, comme un vaste champ de batailles, une terre dévastée, il marche sur des ruines et des cendres, un territoire où le jour et la nuit alternent avec une régularité qui confine à l’absurde. Il est seul. Terriblement seul. Il est livré à lui-même dans une effroyable face à face et il ne peut rien attendre de personne.
Que peut alors pour lui le monde ?
Et que peut le réel ? Que peut ce chaos qui nous entoure et que nous bâtissons soigneusement chaque jour avec nos propres mains ?
La peinture d’Aboulouakar ouvre une voie par ces questions qu’elle pose. On entre de plain pied dans l’ici et maintenant, l’autre nom de la modernité, même si souvent la part belle est faite à la mémoire ancestrale. Aboulouakar est un pont naturel entre le passé et le présent, entre l’hier de nos vanités, de nos renoncements, de nos défaites et de nos blessures et le demain d’une haute espérance, celui d’une exigence, comme le seuil d’un jour clair, sans ambigüités, ni faux calculs, de questionnements qui, seuls, peuvent nous faire gagner notre rang d’hommes.