Le monde n’est que la voûte d’un invisible incendie
Philippe Jaccottet, Airs
Détruire. Sans regret. Ni repentir. Détruire. Lorsque les pierres, fragmentées, sont impuissantes et nues, lorsqu’elles ne portent plus rien, aucun horizon, et qu’elles ne sont que le reflet d’un passé obstiné, opiniâtre, source de confusion et d’angoisse, qui vitupère au fond de vous.
Détruire lorsque l’avenir est obturé, nié, et qu’il ne sait plus, lui-même, de quoi est fait l’heure imminente, l’instant que le sablier peine à tenir captif entre ses lèvres.
La destruction peut être salutaire, régénératrice. Elle seule permet de poursuivre la seule route après le chaos, le juste chemin.
Escarpée ou royale, la vie est une voie plus ou moins longue, elle s’ingénie, c’est sa vertu, à être à peine carrossable, souvent, elle est faite de ruptures, les peintres le savent bien, qui peignent sur une toile d’autres mouvements que ceux qu’ils avaient envisagés d’abord.
Leur main est habitée par un seul geste -immémorial- qu’elle essaie de retrouver à chaque fois.
Détruire. Sans regret. Ni repentir. Détruire. Lorsqu’il faut d’une toile destituée, déchue, faire table rase pour retrouver l’étincelle, les joyeux frémissements de la vie.
Le peintre est un homme d’avenir, si la tragédie est au cœur de son geste.
Il peint pour tenir debout.
La fin de l’art est la délectation, disait Poussin.
C’est pour elle, cette fin, joyeuse, qu’il se bat, qu’il hypothèque tout ou partie de sa vie.
Le peintre est un homme de silence. Mais ses maux sont assourdissants.
Il peint, se repent ou lacère quand la blessure est profonde, trop intime, pour être traitée avec un onguent quelconque.
Il franchit un seuil.
Pour se régénérer.
La destruction est un nouveau chemin.
Fouad Bellamine en administre ici la preuve, avec une maestria du meilleur aloi.
La destruction est une manière de déjouer les pièges de ceux, vos démons, debout, comme des cerbères, sur vos épaules, qui n’ont que la mort en ligne de mire. C’est une fin de non recevoir, cinglante, opposée à la lumière qui tombe du ciel, dans le tonitruant vacarme -de la vie- qui vous accable de toutes parts, avec ses dégradés tumultueux et ses oraisons funestes ou insensées.
L’on se souvient de cet oiseau, que Pline et Tacite, ont su célébrer autant que la Torah qui tombe et se relève. Tombe et se relève plein de vie.
Bellamine est un peintre qui renaît de ses cendres, il sait, pour reprendre le mot de Bacon, que la mort est comme l’ombre de la vie.
Il se moque du temps, qui ronge méthodiquement toute chose, le temps qui le met au défi de rompre le pacte de la création et de détruire son œuvre avant d’en achever les contours.
Il détruit.
Pour trouver la seule voie, après le chaos, le juste chemin, après le cataclysme.
L’œuvre est intime.
Trop intime.
Elle est de chair et de sang.
Il détruit. Sans regret. Ni repentir.
Il accomplit, dans une cérémonie sacrificielle, le geste ultime.
Il rompt mais ne trahit pas le pacte de la création, pour tenir, face à l’horizon que tout, à commencer par l’avenir, a laissé tomber.
Il veut retrouver l’aplomb pour affronter les jours.
Il détruit, pour créer, avec d’autres émois, d’autres lumières, d’autres éclats, délivrés de leur ancienne parure et de leur mauvaise couronne.
L’art est une répétition de la mort.
Le peintre le sait, qui se bat depuis toujours à corps perdu, pour vaincre ce qui se refuse à ses batailles.
L’art est une toile, à l’instar d’un ciel où sont gravés tous les mondes possibles, inscrits d’infinis palimpsestes.
L’art est un ciel lointain, muré dans un silence de feu, les élus s’en approchent et se brûlent les ailes.
Peindre est un chemin de croix.
Une course ambigüe, et néanmoins précieuse.
Il y a, dans l’acte de peindre, une délectation mortelle, contre tous les matins du monde.
Un jour, Bellamine fait face à des tumultes inconséquents.
Cela gronde au-dedans et autour de lui.
Il détruit l’œuvre qu’il est en train de peindre.
Il lacère, avec violence, dans l’étroit territoire, exigu, de son intime tragédie.
La toile lacérée a survécu, oubliée, et survécu aux guerres nombreuses, celles du temps qui ronge, soigneusement, avec une acrimonie meurtrière, tout ce qu’il trouve sur son passage.
Vingt cinq ans après, le peintre détaille son œuvre et reconnait à peine son visage. C’est une histoire brouillée, contrariée, ternie par une inconsolable blessure, que lui renvoie son forfait.
Il entend encore les pas des fantômes, il voit leurs silhouettes pressées et il sent leur souffle sur son visage ancien.
D’impatientes pensées le bousculent.
Il ne veut ni redorer le blason ni rapiécer un catafalque. Mais ce qui fut ne peut plus être, il y a un endroit et un envers, les jours ne sont pas une mince affaire. Ce qui fut ne peut plus être, même si l’œil se livre à maints calculs, pour faire comme si le temps, ce cavalier de l’apocalypse, avait suspendu son vol.
Tout cela est brouillé.
Tout cela se chevauche dans un étourdissant chassé-croisé de lumières et de couleurs qui portent dans chacun de leurs interstices le récit d’une profonde blessure.
Peut-on se réconcilier avec sa part la plus douloureuse ou la plus sombre ?
L’œuvre lacérée a continué de vivre, dans les tréfonds de la toile, autant que dans l’âme du peintre. Elle a fait son chemin dans les galeries souterraines où chemine la vraie vie, celle qui ne négocie jamais avec le monde.
L’on se souvient de Georges Rouault qui, au sommet de son art, craque une allumette et brûle 315 de ses toiles, un jour de 1948. Il ne fait pas cela n’importe comment, mais en présence d’un huissier, qu’il convoque, pour que l’homme de loi atteste, en cas de besoin, de la véracité de la tragédie. Moins de dix ans après, Rouault arrête de peindre et se réfugie dans la religion.
Bellamine est fait d’un autre tonneau. Il avance. Il tâtonne. Il est à terre. Ou acculé. Dos au mur. Il ne peut plus reculer. Mais ses mains voient. Son geste est sûr. Les ténèbres sont des alliées du premier ordre.
Qui suis-je ? Qui êtes-vous ? Et qu’est-ce que le monde ?
Il est des blessures qui tracent l’essentiel chemin. Elles dessinent les contours, l’horizon, d’une œuvre. Sans elles, tout ne serait que l’autre visage de l’insignifiance.
L’œuvre est un miroir intime. Inconsolable et douloureux. Tour à tour compagnon d’arme et féroce ennemi. Mais le peintre est un aveugle. Il refuse le réel pusillanime. Il tourne le dos au monde pour voir dans ses profondeurs abyssales. C’est à cela qu’il consacre toutes ses forces et l’acuité de son âme. Car c’est là que se joue l’essentiel.
Il lacère de nouveau et fragmente la toile en plusieurs pièces. Il lacère jusqu’à ne plus reconnaître ce qui fut, jusqu’à lui donner un autre visage, d’autres formes, à l’image de l’homme -et du peintre- qu’il est devenu à l’ombre de cette blessure, secrète et souterraine.
Ce travail mémoriel est à la fois exaltant et douloureux. Car ni l’homme ni le peintre ne sont plus ce qu’ils furent. Mais si les démons continuent de le tarauder, aujourd’hui comme il y a vingt cinq ans, le résultat est époustouflant.
D’un tombeau surgit la vie. D’une leçon des ténèbres, jaillit la lumière, éblouissante, faite de rais incomparables qui inondent d’un nouveau jour, un sublime matin, l’œuvre du maître.
D’un passé douloureux jaillissent les prolégomènes de la joie, qui promet d’être un nouveau recommencement, pour célébrer ce qu’il y a de plus magique et de plus beau dans toute présence au monde.
La mort peut être source de lumière et de vie.
L’œuvre de Bellamine, toute l’œuvre de Bellamine, porte, pudiquement, dans ses interstices, et ses non-dits, une source de lumière et de vie.
La toile sacrifiée a vécu, un quart de siècle, roulée sur elle-même, défigurée, rongée de remords, aveugle et sourde, dans un obscur silence.
Elle recélait pleine de ressources.
Elle lui a permis d’opérer un magnifique tournant.