Certains le disaient de caractère réservé, distant même. D’autres le trouvaient honnête et sincère dans ses convictions. Tout ce que je savais de lui tenait en quelques articles qui lui étaient consacrés ça et là, dans des revues, dans des livres ou dans des thèses universitaires éclairant son chemin personnel et sa vision du monde. Un numéro spécial de la revue Pro-Culture de Omar El Malki lui fut consacré. Qui était cet homme dont le père pouvait réciter Hugo et Bourdaloue ? L’on sait qu’il a vécu une tranche de vie de son enfance à Rabat, dans le giron de son oncle, Chef du Secrétariat Particulier du Sultan Mohamed V, et Intendant général du palais ? J’avais lu sa trilogie. Le Sommeil du juste (le second du nombre), je le plaçais au-dessus de tout. Ni Dib, ni Feraoun ne pouvaient révéler mieux que lui l’incendie intérieur. Il faisait partie de cette génération d’Instits qui a commencé à oeuvrer, dans la langue de l’occupant, pour l’émancipation du peuple algérien. Kateb Yacine et Malek Haddad baliseront par la suite la route à la génération de Rachid Boudjedra, Tahar Djaout, Rachid Mimouni…
La vie parfois nous fait des cadeaux magnifiques, au moment où on les attend le moins. Je n’aurai jamais imaginé rencontrer Mouloud Mammeri un jour. Nous l’avions rejoint par un matin au ciel dégagé à la terrasse d’un café ordinaire, donnant sur la rue de Rennes. Mammeri nous attendait, probablement heureux de rencontrer deux étudiants natifs du Maroc. Je pense qu’il avait gardé de ce pays de la tendresse et de l’indulgence de son passage à Rabat où il fréquenta le lycée Gouraud, un arrière-goût dû au choc qu’il reçût: Kabyle ne parlant ni arabe ni français. J’avais nourri longtemps le désir d’approcher ce monument de la littérature maghrébine. Et voici que son accueil me comblait. Dans la maturité de l’âge, il avait encore un regard d’une intensité singulière. En signe de bienvenue, il nous demanda de partager avec lui son café du matin. Je me souviens que nous étions deux à vivre ce magnifique moment, historique : Kebir M. Ammi et moi-même. Cette grande figure avait eu, paraît-il, des commencements plus qu’engagés. Au fil de la discussion, je le trouvais un peu anxieux derrière les verres un peu givrés de ses lunettes. Ni maniérisme, ni préciosité dans le langage cependant. On sentait pourtant cette difficulté de parler de l’Algérie. C’était en tout cas quelqu’un avec qui on pouvait fort bien s’entendre. Il donnait facilement le change. On le retrouvait d’ailleurs tel quel dans la profondeur de ses récits, dans la substance des événements racontés, dans l’espace onirique de la page et l’imaginaire qui la soutient. Une œuvre, une parcelle de la Kabylie qui est devenue un acquis définitif dans la longue chaîne de l’humanité. Sans doute avais-je ressenti quelques regrets de ne pas lui avoir dit tout le bien que ses romans nous apportaient. Je ne voulais sans doute pas gêner un écrivain de cette qualité qui est allé sans détours au bout de soi-même. Je n’aurais jamais imaginer que cet homme recelait tant d’intelligence, d’éloquence et de rationalité. Mammeri était le chantre naturel de la Kabylie, et si ses oeuvres parlaient d’une époque trouble, c’est pour la dépasser, afin qu’elle devienne un acquis, qu’elle vive, non telle qu’elle était, mais comme elle sera, ennoblie, libérée de son drame. On sentait chez lui une ardeur dans la défense d’une cause, avec une franchise rude, ce genre de rudesse où se réfugiait une sensibilité et une obstination qui n’ignoraient point l’usage de l’esprit. Tels furent les traits essentiels de cet homme qui revendiquait dans son oeuvre et son action, son appartenance à la Kabylie. Il fut sans doute la figure emblématique de la défense de la culture berbère, le meilleur ambassadeur de son temps et l’un des plus efficaces malgré les déboires avec les autorités algériennes qui avaient abouti à la suspension de l’enseignement du berbère à l’université et l’interdiction de sa conférence sur la poésie kabyle à l’université de Tizi Ouzou. Ce qui se solda par un mouvement de révolte qui a embrasé la région en avril 80 qu'on baptisa :« Printemps berbère ». J’avais quitté l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales avant qu’il ne soit venu animer un séminaire sur la littérature berbère et kabyle en particulier.
Ce matin béni, nous l’avons quitté en le remerciant après avoir passé avec lui un moment de plaisir réel. Il était attendu quelque part. Kebir lui demanda s’il pouvait l’interviewer, ce qu’il accepta sans hésitation. Rendez-vous a été pris pour le lendemain.
Voilà un homme qui avait la sympathie pour les êtres, l’absence de la complaisance et de toute illusion, ce qui me semblait le fond de sa généreuse nature. Mammeri était voué à faire la promotion de sa langue et sa culture. Il donnait sans compter, jusqu’à trouver la mort le 26 février 89 dans un accident de voiture à Aïn Defla (nord de l’Algérie), revenant d’un colloque sur l’amazighité que la ville d’Oujda organisait. Il meurt au service de la cause qu’il défendait, un peu comme un acteur qui rend son âme sur les planches.