Je ne me rappelle plus très bien dans quelles circonstances nous nous sommes vus pour la première fois. Mais ce dont je me rappelle très bien, c’est la deuxième, lors de la présentation de son recueil "Gazelle après minuit". Pour ceux qui l’on oublié ou ne le connaissaient pas, Noureddine Aba était le plus prolifique des écrivains algériens de sa génération. Il a touché à tous les genres: la poésie, le conte, le récit, le théâtre. Pour moi, il était par le coeur un grand poète. Par le sentiment, par l'engagement, par sa dénonciation de l'obscurantisme, par l'idéal qu'il défendait, il était un homme éclairé et un très grand humaniste. On rencontre très vite chez lui une sorte d’exaltation de lucidité. Le discours qu'il tint ce jour sans nuances, absolument remarquable, stimulait la réflexion, voire la contradiction de ceux qui s’étaient déplacés pour l’écouter, preuve que sa réputation s’étendait au loin. Ils étaient là, avec la vague curiosité de voir le militant de tant de causes, témoin de la brutalité de l’histoire, présent au procès de Nuremberg, conseiller culturel au sein du ministère de l’information et de la culture qu’il quitta après avoir constaté la dérive du parti unique. N. Aba répondait à toutes les questions, même les plus gênantes. Il dépassait celui auquel on tendait à le réduire. Une joie de l’intelligence créatrice s’exprimait fort bien dans sa vision du monde, réconciliée. Il ne faudrait pas se méprendre sur l’importance exacte que le poète accordait à ses auditeurs dont certains étaient venus des quatre coins de l’Exagone. Pendant la séance des signatures, je lui avais demandé s'il avait deux ou trois minutes à m’accorder. Il m'a regardé à travers ses lunettes et m'a dit de patienter. Je crois que le fait de partager le même prénom a favorisé ma demande. Et ce n'était pas quelques minutes qu'il m'accorda en court circuitant probablement sa fille qui était là pour veiller au grain. Il me la présenta d’ailleurs. Je ne sais pas quelle étiquette elle dût accrocher sur l’inconnu que j’étais dans son champ visuel ? Avais-je l’air à ses yeux d’un barbare endimanché venant d’une tribu oubliée ? Étais-je pour elle le seul homme qui eut manqué le déluge ? Il avait suffi d’un signe du papa pour détendre l’atmosphère. Tout de suite, N. Aba avait remarqué mon trouble. Lorsqu’il eut appris que j’étais étudiant et fidèle lecteur, il partit d’un sourire éclatant. Il écarta ses genoux, renversa la tête pour mieux me voir. Nous avons évidemment parlé de l’Algérie. Il était attentif. De toute évidence, il aimait son temps, et voulait le marquer de cet amour de la poésie, ce rare privilège des grands esprits. Il sut que je le lisais, et que je m’étais même allègrement offert le luxe de parler de son oeuvre qui avait réussi de toucher la sensibilité d’une époque d’ennuis et de lubies. Et puis, je ne me rappelle pas comment je m’étais invité dans le concert. Je ne sais quel diable m’a poussé pour lui dire que moi aussi j’écrivais et que je préparais un recueil. Au fait, c’était plutôt des convulsions, des vétilles, une petite bave qui me donnait l’air d’être poète. Il me prêta oreille, puis désira lire mes textes. Je m'étais empressé de lui dire que c'était encore embryonnaire. Il insista. Et comme il rentrait à Alger le lendemain, il me demanda si je voulais bien les lui envoyer à son adresse et qu'il serait heureux de les lire. Là-dessus, il sortit de sa poche une carte de visite qu'il me tendit. Je ne lui avais pas envoyé mes textes. J'ai attendu de les publier d'abord. Deux années plus tard, je lui ai envoyé "Safari au sud d'une mémoire", mon premier recueil, publié à Paris. Je ne m'attendais à aucune réponse. Beaucoup de temps a passé. Mais c'était mal connaître ce grand homme, le plus aimable et dont le style avait fait de lui un diamant, poli et taillé. Le clivage, le sciage, le débrutage et le facettage relevaient des règles de l’art. Il m'envoya une lettre de remerciement avec une réelle pensée. J'ai été saisi d'abord par sa belle écriture, serrée mais aérée, coupante mais nette. Cela ajoutait une note agréable à la qualité du texte. Il ne s'arrêta pas là, il avait joint dans le même courrier, parce que je lui en avais parlé lors de notre rencontre à Paris, de ses deux recueils des débuts: "L'Aube de l'amour" et "Au-delà des ombres". Deux publications épuisées. Comment s'en était-il rappelé?