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DE SOHO (LONDRES) AU QUARTIER LATIN (PARIS)


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De Soho (Londres) au Quartier Latin (Paris).

Ah si je pouvais atteindre d’emblée, au terme d’une plongée dans mes années de mouvance, ce passé d’où il ne soit plus possible de remonter. Illuminé jusque dans mes plaies d’avoir confondu ma vie et mes rêves dans une communauté de hippies à Londres, je m’étais exposé, entier, à de torturants envers. J’étais très jeune et j’avais tout mis à nu. Ainsi donnais-je raison à une totale liberté et ne reconnaissais qu’elle. À cela, absurdement, contre quoi tant de remous en moi s’insurgeaient. Je n’avais rien atteint. Je ne m’étais approché de rien. J’étais comme évidé, au bord d’une faille qui était ô combien tentante. À cette dérive dans la contre-culture, j’avais osé un saut, le masque arraché. J’avais pris une autre vague de temps qui m’éloigna de l’autre où les préceptes étaient fascinants: désobéissance civile, pacifisme, amour libre. Reprendre les études malgré les quelques fêlures qui tenaient encore à leur vertigineuse spirale, n’était pas chose aisée. Je quittai un matin le Soho l’échine non encore usée pour une autre rive à laquelle rien ne me préparait. L’inconnu d’une autre vie me troublait jusqu’à l’appréhension.
Ma première année universitaire à Paris fut celle d’une autre découverte. Elle était de loin la plus dure qu'il m'a été donnée de vivre à cause de mes plus belles séquelles. Il fallait trouver un job. On me mit à au pas, à l’ouvrage. Les petits boulots au noir me permettaient de faire face à l'impondérable, mais ces expédients ne faisaient qu'aviver en moi le sens aigu des réalités. Encore me fallait-il cravacher, fureter et façonner la carapace par-delà les apparences, m'investir patiemment avec une pure exigence sensible. J'ai appris à être patient, conciliant; accepter d'être ramené à mon insuffisance par mes pairs. Je m'étais mis à l'écoute d'un monde qui dressait contre moi son écran malin. J’avais le sentiment d'être impuissant devant son ampleur que je ne demandais qu’à explorer jusqu’à la dernière goutte.
J'avais chopé une boulimie de lecture que ma misérable bourse ne pouvait supporter. J'écumais les bibliothèques et les librairies. J'allais souvent aux rayons des livres d'occasions chez 'Gilbert-Jeunes'; une façon de faire oublier ma honte de la Place Paul-Painlevé. Les faits: j’avais un jour subtilisé un livre comme un voleur de vertu. Maspero par compassion ferma les yeux. Les regrets? J'en avais par paquets. Je me disais au fond de moi qu’emprunter un livre n’est pas voler. Je me laissais persuader que le livre devait circuler. Au bout du compte, enragé contre moi-même, je me détestais. Je ne comprenais pas mon geste et je savais qu’il contribuait à mettre à mal la recette d’une petite maison d'édition de gauche, scandaleusement pillée par des malfrats qui les revendaient moitié prix. Je connaissais même un gredin qui fonctionnait à la commande. François Maspéro ne méritait pas ça, car il était sur tous les fronts. J'aimais son goût de sourcier, son côté renifleur. Il savait deviner dans l'arpète le futur virtuose. Ce qu’il cherchait d’abord chez les auteurs, ce qui, dans les oeuvres, répond à une exigence authentique, à une sincérité certaine, qui sonne juste. J’ai la certitude qu'il n'a pas été à son heure inutile. Sa ligne éditoriale a servi d'âme contre la pensée régnante, la confrontant à elle-même.
Mon mea-culpa n’excusait pas mon acte. J'avais pris dans la même semaine la décision de « rendre à César ce qui est à César ». Je me souviens d’avoir glissé discrètement l’objet du délit dans la rangée où je l’avais pris après en avoir bien entendu évalué d'un coup d'oeil furtif le risque de me faire pincer. Cette opération semblait arranger notre ami François qui fit semblant de ne rien comprendre à la transaction. Nul doute qu'il était plus diplomate que guerrier. Il alla beaucoup plus loin un jour en m'offrant un recueil de Yànnis Ritsos, « Monemvassia » si je ne me trompe, du nom du rocher natal du poète. Du coup, Maspero venait de transformer un rapport innommable, en poésie. Devant ce geste aux agréments fraternels, quiconque ne pouvait que s'incliner.
Je relate ces faits parce qu'ils sont caractéristiques, et font comprendre la différence qui existe entre les étudiants qui terminent paisiblement leurs études dans leur milieu naturel, et ceux qui s'expatrient, affrontent toutes les tentations, mûrissent sur le fil du rasoir. Il ne s’agissait pas pour moi de me préparer par quelque ascèse à un avenir insondable, mais de savoir se comporter dans un présent doté de sa propre finalité.
Aujourd’hui quand j’y pense, maintenant que je suis à mon aise, ma vie de bohème n’était pas un malheureux leurre. Elle a rempli son rôle comme l’aurait fait un précepteur d’âge mûr qui eut à jeter sa sonde au plus profond de moi-même, dans une sorte de floculation aux lacunes fascinantes. Ces années n’étaient pas vaines dans la désacralisation et la déritualisation. On laissait tomber nos illusions sur les privilèges absolus. Nous avons transformé en levain dans la pâte, les mots terrorisants, les idées meurtrières sans croire à une utopie aussi légère qu’elle put l’être.

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