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SALADI : LE PEINTRE QUI REBOISE AU_DESSUS DES ABÎMES


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Saladi : le peintre qui reboise au-dessus des abîmes

Il n’aura pas échappé au destin des artistes météores. Il était taciturne, opiniâtre, soutenu par une absence d’ostentation qui force le respect. Il venait travailler parfois chez moi. Il savait qu’il pouvait trouver tout ce dont on a besoin pour peindre. Tôt le matin, il s’installait au balcon surplombant les jardins Majorelle. Il aimait ce poumon de verdure. Il prenait une chaise et s’installait derrière une petite table. Il avait horreur du chevalet. Saladi ne choisissait jamais ses formats. Dès qu’il avait du Conson, il fonçait. Je prenais très tôt conscience qu’il introduisait dans l’art plastique marocain des innovations sensationnelles. Son imagination hallucinatoire faisait le reste. Le peu de moyens qu’il avait à sa portée ne l’avait nullement empêché d’accéder à la qualité picturale qu’il souhaitait.
L’ami Abbès avait foi en son œuvre. Il travaillait sans le moindre effort, ne se soumettant qu’à son instinct. L’art pour lui faisait partie de la vie, et les problèmes qu’il posait n’étaient pas distincts des siens. Je crois qu’il ne faisait que transposer ce qu’il vivait intérieurement. Il s’arrêtait de temps en temps pour s’engager dans des soliloques abscons. Cette œuvre intemporelle, on pouvait facilement la débiter en parties, comme des organes amovibles : le végétal, le minéral, l’humain. L’homme et la femme ne sont jamais engoncés, mais présents par leur onirisme sexuel. L’homme n’a pas encore perdu son innocence paradisiaque. Tout semble renvoyer à une destinée antérieure arrachée au tréfonds de l’oubli ; une destinée qui se donne comme une « séance » sublime à laquelle Al-Wasiti aura fait la part belle..
L’œuvre que Saladi a laissée remet en question l’univers qu’elle porte secrètement à la dérive et l’esthétique qu’elle débarrasse de tant d’enfermements. C’est un univers qui n’est troublé par aucune conscience. Saladi dévoilait à ses sujets une espèce de liberté dernière. Ses personnages naissaient de la dualité même de sa tension intérieure. Ne nous étonnons pas qu’à l’image de ses personnages, Saladi s’engageait dans un imaginaire amplifié de sève et d’attente. Sa quête reflète dans la tâche qu’il s’était assignée: partir du chaos et planter à sa place la tendresse humaine. Tout se passe dans la clarté princière du jour. Ni complexité des âmes, ni complexité des rapports n’y sont inextricablement imbriqués. .
Les créatures de Saladi vont vers la noce promise, vont au bout d’eux-mêmes. Ces couples presque nus évoluent à des niveaux différents de l’attente. Ils abhorrent la tristesse et l’abandon, et leurs yeux ouverts témoignent d’une confiance presque charnelle en la lumière. Saladi ne voulait que fixer le vrai mystère du couple sans le langage de la fatalité. L’Eros chez lui, bien qu’identifié à la réalité humaine ne se confond guère avec le tragique de celle-ci. S’il cesse d’être mystère, c’est pour devenir aussitôt émotion totale ; une émotion qui trouve son reflet dans l’analogie et que l’artiste tente de ritualiser et d’emblématiser..
Pur tracé d’une tentative d’homme en face de l’amour et la fraternité, l’œuvre de Saladi est sûre de sa force, de ses révélations qui emportent l’homme au-delà de ses confortables habitudes. Et nul plus que lui ne savait le prix de cette manne où sans cesse il venait se blottir. Ainsi cherchait-il désespérément ses frères, et ses oiseaux étaient pour lui, message ailé d’immortalité. On a le sentiment aujourd’hui qu’il ne pouvait survivre que par et pour la peinture. Et parce qu’elle l’épuisait, celle-ci ajoutait une force nouvelle à celle de son tourment. On a plaisir à trouver en lui un artiste qui produit un travail qui assume une fonction de compensation et de consolation. Peintre de l'instinct, il choisit le mythe, la fable, l'allégorie pour s'exprimer, et son art pose des énigmes irrésolues. Il a réussi, certainement sans l'avoir voulu, une expérience plastique qui se garde des influences intempestives. D’aucuns y voient ordinairement les sources d'un art surréaliste, d'autres spontanément se reportent à un certain genre de peinture populaire, mais aucune parenté ne lie l'artiste à tout cela. Saladi a d'ailleurs toujours présenté avec une modestie intellectuelle assez rare, sa peinture comme une scrupuleuse expérience personnelle. Sa vision est fantastique, cohérente ; elle trouve dans ce moyen d'expression adéquat quelque chose qui réponde à ses besoins les plus immédiats. Par sa conception même, par sa façon de se détacher du temps présent, elle inaugure une ère de provocation esthétique dont l'art pictural marocain avait besoin. Tout ce que Saladi traduisait, appartenait au domaine des lointains. Il est significatif que ce soit ce grand solitaire qu'on tient un peu pour un cas d'exception bizarre qui soit derrière cette œuvre qui révèle la prééminence d'un univers où se délectent, dans la profondeur ouatée du rêve et sous le signe du pavot qui apaise et endort, des corps aux formes longilignes, nus le plus souvent, comme à la naissance du monde. Chaque œuvre présente une aventure particulière : oasis enchantées, contrées inexplorées, êtres humains si près de se changer en plantes, oiseaux muets : témoins des chroniques de la perpétuelle métamorphose. Il est difficile de savoir comment Saladi s'accommode de cette impulsion magique. lL’enjeu était certainement pour lui de gagner une liberté détachée, ouverte aux grands flux de l'imagination qui s'imposaient à lui comme une activité libératrice..
De prime abord, cet univers ébranle et déconcerte. et sans doute l'on reconnaît le ciel, le feuillage, l'eau, les oiseaux et les êtres, mais le tout résiste à l'analyse, à croire qu'il y a là un code secret pour déchiffrer l'énigme constamment mouvante. Chaque fois que l'on croit cerner ou maîtriser cette énigme, elle rebondit pour mieux fuir le raisonnement logique. Ce monde neuf et complet, né de l'imagination de l'artiste, répond à une force intérieure, à un besoin mystique, ici suggéré, et qui royalement refuse la réalité. Quelles que soient les lois profondes qui le dominent, sa négation de la réalité peut être comprise comme un effort pour la dominer. Et quel espoir -contre toute raison- y est mis pour attirer à soi, et pour une résurrection du langage, la symbolique initiale ! Pour trouver ses sujets, Saladi n'a pas besoin d'explorer ou se livrer à des confessions intimes, ni non plus de dépendre d'une inspiration extérieure impossible à domestiquer. Il faut le préciser, son imagination a un fondement culturel qui ne joue pas sur le secret des métaphores. Aussi n'est-il pas étonnant que l'artiste peint pour lui-même afin de ne pas avoir de limitations stylistiques ou autres..
L'idée du couple comme sujet, l'artiste l'a trouvée en lui-même. Et si la femme est une promesse, l'homme ne passe jamais à la réalisation de cette promesse. Soumis à ses visions, Saladi ne laisse aucun péché redouté planer dans son univers qui ne n’est là que pour glorifier la volupté. Ni symbole de la chair ni purgatoire physique, tout au plus un mode d'échange qui refuse le gâchis et la cruauté. Ce monde, l'artiste le préside non comme un esthète, mais plutôt comme un humaniste qui se soucie du bonheur de l'homme. Et qu'importe si ce dernier est parfois doté d'ailes et semble transcender les lois de la pesanteur! Il suffit de ne pas tomber dans la sèche interprétation littérale pour apprécier comme il se doit la licence poétique que seuls les symboles rendent. La poésie qui émane de ce monde se rattache d'elle-même à la tradition des contes populaires ; une tradition permettant de croire encore à l'innocence originelle. L’artiste est un voyant, et ses personnages fabuleux aux traits déformés sont le produit d'un travail élaboré à force de subtilité. L’étrangeté n'est pas forcément une bizarrerie dont on peut se saouler aujourd'hui sur les cimaises, elle affiche chez Saladi une évidente jubilation sensuelle. Il y a de la poésie et du sens dans ses personnages qui se meuvent dans un espace paradisiaque exprimant des sentiments éternels. Leur pouvoir d'émotion étend en nous de plus en plus de possibilités expressives. S’ils ont l'air de porter des masques propitiatoires et d'assister à un rituel ésotérique aux origines vagues et inconnues, ils apparaissent aussi comme les survivants d'un monde qui semble submerger de l'oubli, un monde magique, placé sous le double signe du feu et de l'eau. Cette eau a son importance. Point d'effets de miroirs propices aux sortilèges, point d'algues ou de lichens, mais des sirènes d'une morphologie surprenante, captivantes à souhait, destinées à un devenir plantes. Ce règne est exempt d'hallucinations. Tout est serein dans une immobile totalité. Ni orages ni saisons ne s'annoncent, à croire qu'il n'y a pour l'homme que le silence, le repos et l'oubli. L’homme de Saladi ne sera pas chassé du paradis, coupable pour le désir de savoir. Il apparaît là, tantôt impassible, tantôt animé d'une vie élémentaire, mais donne l'impression qu'il a un secret à nous dire. Et c'est cela qui fait merveille. Ce peintre-là est dans le lierre qu'il plante, dans l'eau qu'il fait jaillir, dans les rémiges qu'il aligne, dans les corps qu'il façonne verts, bleus, ocres, dans la très dense végétation qui cache les sentiers lumineux menant aux temples sacrés qui n'existent que dans l'univers onirique de l'artiste. Ce sont des terres qui naissent et où apparaissent au gré des haltes d'étranges signes. Ces êtres de l'ambiguïté et cet environnement s'harmonisent. Ils présagent d'un monde virginal où planerait la vérité de l'instinct..
Saladi est le peintre de l'univers qui naît et qui porte en son sein une sorte de confession. Il n'a pas besoin de s'efforcer pour le reproduire, il n'a qu'à se fier à sa vision intérieure, peuplée de songes et d'archipels qui reconstruisent le monde en fonction du plaisir. Cet ailleurs n'est ni menaçant ni honni. Les arguments du temps sont abolis et l'artiste s'oublie dans les forces latentes qu'il éveille en lui et que son génie seul peut dispenser. Nous serions sans doute portés à reconnaître en Saladi un écologiste qui reboise au dessus des abîmes. Son expérience picturale a bien fini par forger un langage pur, un rythme du monde plus facile à sentir qu'à définir. S’il déforme, c'est pour mieux dire ; s'il dépouille les apparences, c'est pour asseoir un ordre neuf. Ainsi parvient-il à faire cohabiter trois langages et nous entraîner sur trois plans pour que, du choc des images, jaillisse l'étincelle poétique. Au premier plan, la nature éternelle, au second, le monde des métamorphoses qui nous transporte hors du temps et de l'espace, au troisième plan la lumière où fondent l'illusion et la réalité. La nature dont il est question ici n'est pas la jungle du Douanier Rousseau ou la végétation insolite de Michel Salgé. elle apparaît comme un support aux insertions fantastiques réactivant les désirs et reflétant les sensations. Elle s'offre d'ailleurs à nous sans tiges, sans lianes qui lient, sans racines apparentes ; tout au plus quelques branches pour perchoirs et un amas de feuilles souvent jetées à même le carrelage comme pour défier le sec, l'aride et l'infertile. Cette nature féerique fait corps avec les lieux et semble protéger les êtres des regards curieux. Et l'élément magique est là, dans ces scènes idylliques où l'homme revêt son pagne sous un ciel estompé. Tout est humanisé : le soleil et le tournesol ont des visages humains, les oiseaux une touffe de cheveux pour cimier... En dehors de cette anatomie inattendue et ces déplacements fort ingénieux, il y a les métamorphoses qui se préparent ; celles-ci conviennent mieux au nouveau milieu réinventé par l'artiste. Pas d'étapes pour découvrir la voie qui mène à la matérialisation du rêve comme un peu dans la tentation de Saint-Antoine de Jérôme Bosh. Pas de mystère comme dans l'œil du silence de Max Ernst. Et l'on ne mâchera pas non plus la rose pour conjurer le sort tel Lucius d’Apulée. Les métamorphoses ici sont conformes au souhait et à l'attente de l'artiste. Dans tout cela, la lumière n'est pas à par, elle ne tire pas de l'ombre sa solidité ni ne modifie les apparences. Elle veille sur le merveilleux que la raison s'acharne à nous refuser. Liée à un projet de société idéale, elle se présente comme un réceptacle où tout fusionne. En un certain sens, elle ramène tout à la nature dans une présence de liberté qui s'est épargnée ingénieusement une métamorphose cosmique des règnes. .
Dans le monde de Saladi tout renvoie au rêve, non au cauchemar. Tout témoigne contre le désespoir avec un inépuisable renouvellement. Son apport à la peinture marocaine est considérable. Il fait naître l'audace qui refuse la convention et tourne le dos aux rappels à l'ordre, travaillant en isolé à un monde idyllique où règne à jamais l'innocence perdue. Ce rêve, le peintre le porte en lui, réfractaire à tout ce qui peut l'en détourner. Il n'avait pas besoin d'ailleurs de le réaliser, il lui suffisait simplement d'être habité par lui. Et comme il se tient encore droit, à l'abri des agitations nouvelles et des critiques vaines, nous présageons que le temps le respectera pour cet art vivant, en plein accord avec sa sensibilité et son milieu. Le langage qu'il parlait est inscrit au fond de chacun de nous. il suffit tout simplement de retourner à l'original. 

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