Si ma mémoire est bonne, je l'ai revu en juillet 90. Ce devait être le 7 ou le 8. Il m'attendait chez lui, rue Saint-Jacques, un petit chez soi au raz d’une cour. Rien n’avait changé depuis ma dernière visite. En dépit de la sévérité des années, lui-même n'avait rien diminué de son zèle ni même de la force de sa voix. Il gardait toujours son sourire énigmatique, son flegme et sa timidité bourrue. Par contre, ce qu’il y avait de divin en lui, c’est son altruisme qui -je pense- n'avait pas pris un seul pli. L’intérieur de son appartement était celui d’un vieux célibataire vivant dans un désordre inouï. La lumière qui s’engouffrait par une vaste baie vitrée rendait ce désordre cafardeux. A l’entrée, le même vase de fleurs en grès, ébréché, posé sur une console en bois de rose, garni de quelques espèces fanées. Sur le mur opposé, une marine du port de Honfleur se reflétait dans un miroir entouré d’un cadre qui a renoncé par endroits à son doré. Mais ce qui retenait le regard, c’est un livre dont le titre m’a très vite accroché : "L'Adieu du Samouraï", mis sur un présentoir de fortune. Ce recueil était épuisé et je le voulais. Lionel Le Barzic me siffla à l’oreille: « je l’ai retrouvé sous une pile de documents ».Il ajouta non sans humour: "déclassifiés". En me présentant son recueil, il me proposa du café et des galettes bretonnes.
J'avais déjà lu "Tankèmes en do », « Inventaires », « Cet Amour écarté », « Absence, Tankèmes », "Nouveaux Tankèmes", puis « Tankèmes II », poèmes inspirés par le Tanka japonais. Lionel n'aimait pas beaucoup les contraintes des règles syllabiques pour ne considérer que la forme, avec comme règle absolue: treize signifiants répartis en cinq vers. Il ne reniera plus ce choix personnel. Mes remarques, il les demandait avec insistance. Comme je n'avais jamais écrit de Haïku ou de Tanka, je ne pouvais lui venir en aide. Comme il était complètement immergé dans la culture nipponne, il voulait absolument m’y convertir. Son rêve était d'aller vivre quelques temps à Osaka. Il avait ingurgité les grandes oeuvres littéraires, mais sa préférence allait pour la poésie de Basho dont il aimait la légèreté et la façon de ciseler la forme de ses textes. À raison, mon ami recevait cette poésie comme une communion directe. Dans ses textes où le musical et le visuel se relayent, le ton peut être érogène, et l'humour en prime, absolument grivois. Apprécions!
" Dans la moire du pantalon
Arabesques joliment prises
Tendent l'étoffe
Et au frémissement des rondeurs on comprend
Ces plaisirs dont Sodome expira."
Libertin jusqu'à l'os, il l'était, vivant les choses de la vie sans drame. Dans sa jeunesse, il avait sûrement affranchi les convenances, et il portait dans le spasme de sa chair, la puissance du péché. Personne chez lui ne s'opposa à son départ. Breton, vivant à Paris, la poésie exigeait de lui un surcroit de zèle. Plusieurs fois, je l'avais surpris emporté par de brèves absences. Il semblait façonner ses textes mentalement avant de les graver sur le papier, des poèmes réduits à deux ou trois images. La solitude, la beauté, les regrets lui dictaient les mots sans aucun artifice, sans aucun apprêt. Sa vie à Paris dont on imagine sans peine les soucis, s’avérait capitale pour l’orientation de sa pensée et de son oeuvre qui seront pour lui un vrai moment de grâce.
Lionel n’était pas aisé à saisir, une part de lui se dérobait. Il se confiait rarement sur sa vie intime, peut-être par pudeur. Mais il savait déployer ce qu’il avait de sagesse, de courage pour éviter d’y égrener quelques pages. Les mots pour lui étaient toujours de trop. Il aurait tellement voulu effacer certains épisodes de son passé, mais il ne le pouvait. Il me paru qu’il gardait, ma foi, un lourd secret. Mais je respectais son silence et sa rusticité. J’aimais par contre ses amusantes expressions, pleines de sous-entendus. Il pouvait même se montrer délirant. Tous ceux qui l’ont connu savent de quelle drôlerie il était capable dans les conversations amicales où il se trouvait en confiance. Je le plaisantais souvent sur ses manies de vieux garçon, sur la façon qu’il avait de tenir mordicus à ses goûts surannés. On se voyait souvent -par commodité - au Meniscola, un troquet à deux pas de chez lui, tenu par Azwaw, un kabyle féru de jazz, affichant une vitalité extraordinaire, prêt à tout pour donner du bonheur à ses fidèles clients.
Lionel Le Barzic nous a quittés sans céder à l’idée de la mort qui ne le tourmentait point. S’il ne nous a pas fait ses adieux en partant, il nous a laissé ses recueils avec l’affabilité qui le caractérisait. L’adieu du Samouraï était son adieu. L'adieu du Samouraï, était en quelque sorte son propre adieu.