Certains livres surgissent dans une vie comme des sésames : ils ne se contentent pas d’être lus, ils ouvrent des passages secrets, font pivoter les murs invisibles et révèlent des territoires intérieurs que l’on pressentait sans jamais les entendre résonner avec une telle netteté. La Salamandre d’Anissa Bellefqih appartient à cette catégorie rare d’ouvrages qui ne se donnent pas d’un seul tenant : ils s’infiltrent, cheminent en silence et s’imposent peu à peu comme une évidence. Car ce qui s’impose avec le plus de force n’a pas toujours besoin de fracas : parfois, une voix basse ébranle davantage qu’une gueulante.
Cette voix féminine dans la cité ne tonne pas, elle murmure d’abord — mais son murmure a la force des eaux souterraines qui, patiemment, érodent les certitudes et mettent à nu ce que la pudeur collective avait enfoui. Le récit coule en profondeur, creuse les failles du quotidien, dissout les surfaces convenues et laisse affleurer des vérités longtemps contenues. Sa force corrosive ronge en silence les certitudes et érode les pudeurs les mieux gardées.
Bien souvent, la titrologie se dérobe au regard du lecteur, alors même qu’elle tisse un fil invisible qui relie l’œuvre à elle-même par ses deux fonctions sémiologiques : identificationnelle et référentielle. Le titre devient ainsi une fenêtre entrouverte, une clé inaugurale qui convie à franchir le seuil du texte. Le titre qu’a choisi l’auteur pour son œuvre n’a rien d’innocent ou d’anodin : il porte en lui une charge symbolique d’une intensité rare.
La salamandre, cette créature mythique capable de traverser les flammes sans jamais s’y réduire en cendres, incarne bien plus qu’une simple métaphore. Elle est l’allégorie vivante de l’héroïne, de sa ténacité silencieuse, de cette force indomptable qui permet de survivre à l’incandescence du monde. Elle figure la résistance à l’oppression, la capacité d’endurer l’embrasement intérieur — celui du désir, du trouble, de la colère — et d’en ressortir vivante, certes marquée, mais debout, transfigurée. C’est la figure même de la survivante : celle qui ne nie pas la brûlure, mais la porte en elle comme une cicatrice lumineuse.
Ce symbole irradie chaque page du roman. Il en condense la matière ardente et en éclaire le sens profond : comment exister, comment affirmer sa voix et son être dans un monde qui brûle, dans une société qui consume sans pitié les corps et les âmes dissidentes ? La salamandre répond non par le cri, mais par la persistance. Elle traverse le feu, et continue d’avancer.
L’histoire s’ouvre dans le regard de Yasmina, une narratrice à la lucidité tranchante, presque douloureuse, dont les yeux n’épargnent rien du réel. Chaque détail est une incision, chaque perception une lame qui révèle la brutalité nue du monde. Elle évolue dans une ville dense, minérale, étrangère à la douceur — une ville où les rues sont autant de couloirs étroits menant soit à l’impasse, soit à l’arène. C’est dans ce décor de pierre et de silence que Yasmina est happée, sans l’avoir choisi, au cœur d’une succession aussi opaque que menaçante. Ce qui, d’abord, semblait n’être qu’une procédure juridique se mue en une véritable guerre, souterraine et implacable. Face à elle : des prédateurs tapis dans l’ombre, tissant des mensonges pour étouffer une vérité que seuls les plus endurants peuvent faire surgir à la lumière. Pour défendre ses droits, Yasmina devra affronter les années comme on affronte une tempête : avec la peur au ventre mais les poings serrés. D’abord démunie, étrangère à la langue glacée des banques et aux mécanismes tortueux de la justice, elle avance à tâtons dans les couloirs sombres des tribunaux, tremblante mais debout. Peu à peu, cette femme que rien ne prédestinait à la bataille devient une stratège, une lectrice habile des codes et des pièges juridiques. Son combat dépasse alors les murs de la salle d’audience. Ce n’est plus seulement une affaire d’héritage : c’est une question de survie, d’identité, de dignité.
Yasmina est portée par une obstination rageuse et une foi qui ne se laisse pas briser. Mais ce que le système ignore, c’est que cette femme apparemment vulnérable apprend vite. Pas à pas, elle se redresse, forge sa propre voix, se tient debout devant des adversaires qui pensaient la réduire au silence. À mesure qu’elle avance, elle ne se contente plus de survivre : elle résiste, elle lutte, et par cette lutte, elle se transforme tout en inscrivant son histoire dans une lutte plus vaste — celle de toutes les femmes qui refusent de s’effacer dans le silence. Son rugissement n’est pas tonitruant : il est souterrain, vibrant, inextinguible.
Grâce à une obstination presque minérale, Yasmina parvient à arracher à ce monde sans pitié une part d’elle-même, une vérité enfouie qu’elle reconquiert, fragment après fragment, comme on remonte patiemment un fil arraché aux ténèbres. La violence du combat agit sur elle comme une lumière crue : elle y voit se fissurer les illusions anciennes, s’effriter la confiance accordée trop vite, se révéler la fragilité des liens que l’on croyait inébranlables. Les amitiés supposées indéfectibles se révèlent friables, les loyautés s’évaporent dès que s’élève la poussière des batailles. Dès lors, ce n’est plus seulement un héritage matériel qu’elle défend, mais l’armature même de son être — son identité, sa dignité, sa voix. Elle découvre que l’enfer n’a pas toujours le visage de la rage : il peut aussi prendre celui, impassible et glacé, des institutions qui broient en silence. C’est une hostilité sans éclat, sans cri, mais d’autant plus implacable : celle des chiffres, des lois, des mécanismes aveugles qui écrasent sans même haïr.
La Salamandre, c’est aussi le récit incandescent d’une âme qui refuse de plier. Yasmina se consume dans l’épreuve, mais jamais ne s’éteint : elle traverse le brasier, telle la créature qui donne son nom au livre, portant en elle la flamme plutôt que d’en être dévorée. Elle relègue au second plan l’amour, le deuil, et jusqu’à sa féminité la plus intime, pour brandir comme un étendard l’honneur d’un mari disparu, devenu la matrice même de son combat. En elle se vérifie la prophétie camusienne : “N’attendez pas le jugement dernier, il a lieu tous les jours.” Pour Yasmina, le jugement n’est pas une scène lointaine : c’est une épreuve quotidienne, intime, répétée à l’infini. Le procès qu’elle affronte n’est pas qu’une procédure : c’est un feu quotidien qui la forge autant qu’il la brûle. Et lorsque, après les tempêtes, la passion renaît, elle ne se laisse plus envoûter par les mirages de l’abandon amoureux. Ce qui, jadis, aurait été un refuge devient à ses yeux un piège, une nouvelle forme d’asservissement déguisée sous les traits de la tendresse. Autrefois, elle avait aimé jusqu’à la déraison, jusqu’à se dissoudre dans l’autre. Désormais, elle aime avec la lucidité de celle qui s’est mesurée au feu et en porte la brûlure comme un savoir intérieur. À l’image des héroïnes d’Assia Djebar, Yasmina se jette dans le monde, non pour s’y dissoudre, mais pour y inscrire sa présence avec une intensité farouche. Elle n’y cherche pas l’abri ni la consolation, mais l’affirmation d’un être debout, maître de sa propre voix. Elle comprend alors que, pour une femme, vivre n’est jamais un geste neutre : c’est un acte de résistance, une insurrection silencieuse contre les assignations, les silences imposés et les frontières invisibles.
La plume d’Anissa Bellefqih, à la fois d’une précision chirurgicale et d’une transparence cristalline, navigue avec une rare aisance entre la rigueur du droit et la vulnérabilité de la douleur. La langue, à la fois poétique et frontale, conjugue la douceur du murmure et la netteté du scalpel. Elle s’inscrit dans une tradition littéraire tout en la détournant, la fissurant, la réinventant de l’intérieur. L’auteure parvient à transformer le lexique judiciaire — habituellement froid, technique, presque inhumain — en une matière poétique, vibrante, où chaque mot porte le poids d’une vérité intime et d’une charge morale. Cette écriture épouse les aspérités du combat intérieur de Yasmina : elle en épouse la tension, les silences, les fissures, sans jamais céder à l’emphase. Rigoureux sans sécheresse, lumineux sans fioritures, ce style fait résonner la violence sourde des procédures avec l’intime tremblement d’une voix qui se reconstruit. Ainsi, la langue elle-même devient champ de bataille — lieu où s’affrontent la froideur institutionnelle et la chaleur tenace de l’humain.
De cette lutte patiente et implacable se dégage une leçon discrète, presque murmurée : si les puissances de l’argent semblent tout engloutir sur leur passage, il subsiste pourtant une force qui leur échappe — celle, invincible, du courage humain. Et ce courage, la salamandre l’incarne avec une intensité presque mythique, symbole d’une foi intime, indestructible. Ainsi, La Salamandre dépasse le simple récit d’un combat pour atteindre la portée d’une fable sur la persévérance et la dignité. Ce n’est pas seulement l’histoire d’une résistance : c’est celle d’une métamorphose. Le portrait d’une femme qui, au cœur même des cendres du désastre, découvre la braise intacte de sa propre lumière, et renaît d’elle-même, telle une figure intemporelle de courage silencieux.
Pourquoi il faut lire La Salamandre. La Salamandre n’est pas simplement un roman : c’est une pièce maîtresse qui marque un jalon décisif dans l’émergence de voix féminines qui, avec courage et éclat, osent explorer des territoires longtemps demeurés dans l’ombre. Ce livre n’offre pas le confort d’une lecture paisible. Il se vit comme une traversée — exigeante, brûlante, nécessaire. Sa force réside dans cette intensité qui questionne, dérange, bouleverse, tout en éclairant avec une rare justesse les zones les plus intimes et les plus politiques de l’expérience féminine. Roman nécessaire, s’adressant à tous ceux qui prêtent l’oreille aux voix qui, dans le monde entier, portent les combats silencieux et éclatants des femmes. En offrant à son héroïne une parole lucide et indomptable, Anissa Bellefqih s’impose comme une voix majeure de la scène littéraire contemporaine, une voix indispensable à qui veut saisir les complexités et les métamorphoses de la société marocaine moderne.
Noureddine Bousfiha, universitaire et écrivain.
* “La Salamandre”, Anissa Bellefqih, éditions Marsam, Rabat. Préface de M. Abdejlil Lahjomri, Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume du Maroc.
* Réédition d’“Années volées”, éditions L’Harmattan, Paris.
